Adapté du recueil de nouvelles Le Sanatorium au croque-mort de l’auteur polonais Bruno Schulz, La Clepsydre, film réalisé par l’adulé Wojciech Has en 1973 est exemplaire par bien des aspects.
Joseph rend visite à son père mourant dans un sanatorium à l’abandon. Il se retrouve alors embarqué dans un ensemble de tableaux faisant écho à son enfance et à sa relation entre lui et ses parents. Dans le sanatorium où Joseph retrouve son père, entre le monde des vivants et celui des morts, le directeur du centre explique au protagoniste que son père est à la fois vivant (pour lui-même) et mort (pour sa « maison » et son « pays »). Joseph va alors, comme dans un labyrinthe, chercher un sens à sa présence ici en passant d’une pièce à une autre, d’un souvenir à un autre par le biais d’un montage précis permettant un saut non linéaire entre les nouvelles de Bruno Schulz.
De ce fait, La Clepsydre pourrait être assimilé à un film à sketches tant les différents tableaux peuvent sembler déconnectés les uns des autres. C’est bien ici la mise en scène de Has qui, bien au-delà de son message, lie l’ensemble dans un tout magistralement construit et hypnotique. C’est un labyrinthe formel parmi les plus pertinents de l’histoire du cinéma tant Has parvient à construire une ambiance unique et fantastique autour des textes biographiques de Schulz. On y rencontre tour à tour des références de l’Ancien Testament, rappelant la volonté qu’ont eu certains, tout au long de l’Histoire, de faire disparaître la culture judaïque, des grands personnages historiques du XIXe siècle européen, ainsi que quelques références à la Seconde Guerre mondiale.
C’est également un film rêvé qui accapare les codes de l’onirisme littéraire pour y mettre en forme les textes de Schulz. Le film, souvent expérimental, est d’une beauté visuelle unique. Has a eu droit au plus gros budget pour un film polonais d’après-guerre pour mettre en scène le rêve (ou le cauchemar) éveillé de son personnage. Les décors sont magistraux, allant du sanatorium délabré à la représentation d’une ville de Galicie en passant par un bateau échoué et pourrissant. Aucun décor n’est laissé de côté et le film repose en grande partie sur la qualité de ces derniers. On se croit réellement dans un mélange entre souvenir et songe car il n’y a bien que dans les rêves que l’on peut passer instantanément de sous la table d’un sanatorium à la place centrale d’une ville de Galicie.
Has joue avec les limites et les possibilités de son art. Le cinéma est l’art du montage, il peut servir à simple fin d’avancement du récit, comme bien trop souvent au cinéma, mais peut également donner lieu à de belles expérimentations. Has s’en sert pour passer d’un rêve, d’un souvenir à un autre comme le passage entre deux tableaux sans transition, ou encore dans des plans séquences assez finement mis en scène. Cela donne lieu à un effacement des notions de temps et d’espace, et à une manière de perdre le spectateur dans ce rêve et ces souvenirs.
Nous nous retrouvons privés de sens dans cet onirisme et ces jeux de montage constant, et il est intéressant de se questionner sur la visibilité d’un tel film en 2025. Le spectateur occasionnel risque d’être totalement perdu dans un film que l’on ne semble plus savoir faire depuis les années 1980. Pour un spectateur plus averti ou habitué à un cinéma plus expérimental, Has parvient à le perdre par un jeu méticuleux de montages qui floute les frontières entre rêve et réalité, mythe et histoire, présent et passé.
Pour exemple, Joseph est capable de s’observer au travers d’un trou dans un mur ou d’une vitre brisée s’en allant au loin, il se dédouble alors entre un spectateur (lui derrière la vitre brisée) et lui-même partant dans son rêve, mettant en scène avec perfection l’impression que peu parfois nous donner un rêve, celui de s’observer, celui d’être spectateur de son passé, de ses actions, de ses actes. Ces rêves sont composés comme des tableaux liant forme et fond dans des rencontres avec de multiples personnages et cultures. On y aperçoit quelques grands hommes du XIXe siècle européen comme François-Ferdinand, de nombreuses représentations de fêtes juives, des anciennes conquêtes de Joseph, ainsi que sa mère dans plusieurs scènes très touchantes, ainsi, bien entendu, que son père, qu’il cherche constamment à retrouver, pour possiblement s’excuser.
On aime se perdre entre les époques et les lieux du film car Has parvient constamment à nous captiver par sa mise en scène et son montage dans ce vaste récit.
Dans ce sens, le film déploie divers niveaux de lecture et de temporalité. En effet, Joseph est le protagoniste qui va voyager à travers ses souvenirs passés, son enfance et purger une forme de culpabilité qu’il nourrit vis-à-vis de son père. Autre anecdote, Joseph arrive en train au sanatorium au début du film, et est réveillé par un « agent » aveugle. Or, à la fin du film, le personnage devient lui-même aveugle et revêt les mêmes vêtements que ce fameux agent. Joseph devient ainsi l’homme du début du film, condamné à toujours vivre cette même histoire, enfermé dans une boucle temporelle. Has cherche à montrer une forme de répétition dans l’Histoire et dans les histoires qu’il met en scène. Car le film prime aussi pour sa représentation de l’Histoire européenne, celle que Schulz ne décrit pas vraiment dans son œuvre, celle de la guerre, de la mort et de la dévastation qui illustre la quasi-totalité du XXe siècle. Si Has se permet d’adapter de manière assez juste, aussi bien dans la forme très baroque de son film que dans le fond, l’œuvre de Bruno Schulz, il y incorpore aussi une vision très personnelle de la Seconde Guerre mondiale durant laquelle Schulz fut exécuté par un SS en 1942. C’est une période pour laquelle l’auteur n’a pu fournir aucun témoignage alors même que Le Sanatorium au croque-mort est bien autobiographique.
Cette volonté de parler des événements de la Seconde Guerre mondiale, très prégnante dans la Pologne d’après-guerre, est subtilement amenée par le réalisateur. Le film ne s’y attarde finalement que très peu frontalement. Pour autant l’ombre de ce conflit plane. Seules quelques scènes font directement référence à cette période et surtout à la Shoah. Dès le début du film, Has nous montre dans le train qui amène Joseph au sanatorium, deux corps rappelant ceux des prisonniers des camps de concentration. Pour autant, sa représentation du train n’a rien à voir avec ceux utilisés par les Nazis pour transporter les juifs d’Europe vers les centres de mise à mort. Il s’agit plutôt d’un train onirique, aux antipodes des wagons à bestiaux utilisés durant la Shoah, peuplé par une femme nue, des hommes déguisés, et bien sûr Joseph assis sur une chaise de bureau du XIXe siècle.
Plus tard, coincé dans l’arrière-boutique de son père, Joseph voit plusieurs silhouettes chargées de bagages s’enfuyant en courant. Par de multiples scènes rappelant la culture juive, en représentant cette culture qui perdure dans le temps, dans l’art et dans l’Histoire de l’humanité, Has cherche à contrer la volonté destructrice du régime nazi.
La Clepsydre peut paraîter hermétique, mais si l’on prend le temps de rentrer dans le film, de s’y sentir à l’aise et d’accepter la proposition visuelle de Has, c’est un voyage magnifique dans le temps qui s’ouvre au spectateur. La Clepsydre est une œuvre belle, percutante et ne laisse jamais la possibilité au spectateur de s’ennuyer par un exercice de style des plus efficaces entre des décors grandioses, une mise en scène parfaitement adaptée à son propos et un montage servant d’exemple pour de nombreux films postérieurs à celui-ci et traitant des mêmes sujets. Has développe davantage cet onirisme qu’il met en place depuis plusieurs années, notamment avec Le Manuscrit trouvé à Saragosse, et lui donne ses lettres de noblesse dans cette splendide adaptation baroque des magnifiques textes de Schulz. Un film à découvrir ou redécouvrir en salle dès le 8 janvier dans une superbe restauration 4K.