En cette fin d’année, rembobinons. Parce que certains films de 2024 nous ont marqués, émoussés, secoués, ou tout simplement émus, nous devons leur faire honneur par quelques lignes. Ce moment est toujours à contre-temps; alors que la cinéphilie se vit souvent vers l’avant, dans l’attente du prochain film que l’on va découvrir – au cinéma ou non –, on nous demande ici de se tourner vers le passé pour regarder cette année, et en extraire la substantifique moelle. En l’occurrence, l’année 2024 a été une nouvelle année extrêmement riche en images. De nos écrans dans la chaleur des salles à nos téléphones à remonter le fil des dernières actualités gazaouies, on a encore été abreuvés. Ne retenir qu’un film est presque une insulte à cette année, mais lorsque l’on sait que la critique s’occupe de tout, de Débordements à Tsounami, en passant par les Cahiers, on peut dormir sur nos deux oreilles. L’impression d’être entre de bonnes mains. Mais aussi d’apporter son grain de sable dans cet océan critique que l’on chérit tant. Les critiques n’ont pas démérité cette année, avec de grands textes que ces images méritaient. Même si l’on peine à tremper un orteil dans le futur, on continuera de gratter sur le cinéma.

Il est faux de dire que Eurêka est passé sous les radars des sorties de cette année. Les Cahiers du Cinéma le mettaient dans leurs recommandations de début d’année. Mais le fait est que cette multi-coproduction 1 réalisée par Lisandro Alonso, lui-même argentin, n’a ramené que 11 000 spectateurs en France. Donc il faut redonner à notre échelle une petite jeunesse à un grand film de cette année.

Le film chevauche trois parties que le cinéaste ne connecte qu’abstraitement, en trois formes tout à fait distinctes. Évidemment, les quelques saillies oniriques qui peuvent lier ces formes ne sont jamais explicitées à la caméra, laissant cet espace au spectateur attiré fatalement par des théories qui le regardent. On loue un cinéaste qui ne passe pas son film au crible de sa caméra, en opacifiant les relations tant entre les personnages qu’entre les objets. Quand la caméra prend du recul, c’est bien l’ambiguïté et la complexité qui se rendent reines du film. Les trois formes embrassent par ailleurs chacune à leur manière une radicalité. Un western déjanté ouvre le film laissant place à une image léchée captant toutes les sources de lumière, alors que la dernière partie plaque un naturalisme jamais observé tout au long des deux précédentes heures visionnées. Loin de faire cocktail criard, les formes coexistent sans harmonie, elles s’entrechoquent. Le spectateur s’obligé à se demander quelle est la métaphore qu’Alonso a voulu tisser entre ses parties. Mais cette complainte reste lettre morte, car le cinéaste n’y répond heureusement pas frontalement.

Mais bien que le film ait une patte formelle tout à fait visible, on n’aura rarement vu autant de vie en 2024. Alonso se pose sans arrêt la question de ce qu’elle est entre ses scènes. Et il trouve. Notamment dans la deuxième partie d’une durée d’une heure et demi, où l’on suit deux personnages alternativement : une policière ramassant des personnes au fil de sa ronde nocturne ainsi qu’une entraineuse de basket désabusée. Chacune suit sa propre lignée dans son coin, comme un chemin que l’on se fraye petit à petit dans le réel. Les scènes ne forment jamais une circularité artificiellement scénaristique mais se produisent dans ce qu’on pourrait appeler un flux vital. Et tout le film est dirigé par cet élan, ce chemin cahoteux mais droit, sans suivre une destinée préétablie mais comme si chaque évènement était fortuit. C’est ce flux de la vie, cher à certains théoriciens du cinéma comme Siegfried Kracauer que l’on retrouve dans Eurêka, où chaque événement semble avoir sa vie propre, avec toute la liberté de ne pas faire partie d’une logique pensée en amont. Le film semble avoir été écrit comme une matière organique qui se suit au fur et à mesure des évènements. C’est une nouvelle liberté que le cinéaste met en place dans son film. Désireux de laisser de l’air à ses personnages aussi bien qu’à ses spectateurs, le réalisateur confectionne un film où tout le monde a sa place, où l’on peut entrer sans que l’on nous dicte la conduite à adopter, comme un maître d’école autoritaire. Finalement , c’est au sein de cet espace que coexistent le personnage et le spectateur.

Les personnages évoluent donc dans une zone non quadrillée. C’est d’ailleurs peu de dire que l’on a affaire à de grands personnages. En quelques plans, Alonso capte leurs émotions, leur passé. Il fait par exemple le portrait d’une policière désabusée du territoire vétuste où elle exerce, peuplé majoritairement d’Américains natives. En une grande scène (une des meilleures de 2024), le cinéaste capte toute la détresse psychologique de cette policière. Après avoir coffré deux civils bassement fauteurs de troubles, elle est appelée à régler une rixe dans un casino. A peine a-t-elle pénétré les lieux qu’elle dégaine son arme de service, comme désireuse d’en faire usage, de la désencrasser. Mais les auteurs de la bagarre sont déjà partis, et la policière ne peut que constater les dégâts à nettoyer d’une chambre vide. Arrivée après l’action, elle a échappé à un destin qu’elle voulait faire sienne. Le regard vide, elle contemple le soir avec mélancolie, repensant sans doute aux deux personnes arrêtées plus tôt, à qui elle administre plus des brimades maternelles que des remontrances de vrai gardien de la paix. Elle est mise à l’écart de sa propre fonction, alors que surchargée, étant la seule à devoir s’occuper de beaucoup de problèmes d’une région qui s’étend à perte de vue. C’est en déployant cette tragédie que Lisandro Alonso montre son génie. 

Chaque personnage comporte cette part de grandeur que le cinéaste ne cache pas. Chaque scène comporte également cette part ambiguë décrite plus haut. Et puis, l’air de rien, nous commencons à portraitiser ce qui s’apparente à une réserve d’Indiens. Les seuls blancs que l’on croise sont soit une métaphore ambulante, soit des acteurs hors de ces murs symboliques. Et puis l’on commence à penser que cette policière a subi un déterminisme social d’une grande violence, pensant peut-être s’élever par rapport à cette masse, en enfilant l’uniforme de l’ordre. Et cette dernière partie épurée se passant à ce qui semble être le Brésil, ressemble à une exploration de certains rapports de domination. En clair, le spectateur fait tout un tas de considérations diablement politiques. Sans s’en rendre compte, comme on tombe amoureux ou malade. La dimension politique semble absolument essentielle une fois qu’on a mis le doigt dessus. Et c’est ce mouvement que parvient parfaitement à maitriser Lisandro Alonso. Faire d’abord passer avant toute chose ses personnages, puis de ceux-ci, tire un univers qui à la lumière des convictions qui appartiennent au spectateur, apparait peu à peu comme politique. Eurêka n’est pas simplement un grand film, c’est un grand film politique.

  1. Le film regroupe des producteurs de toute l’Europe : Allemands, Français ou encore Portugais. ↩︎