D’une durée de près de quatre heures, bien trop militant pour passer inaperçu, trop radical pour être diffusé, Direct Action bénéficie depuis le mercredi 20 novembre de sa sortie « nationale » : 2 salles, l’une dans le sixième arrondissement, le Saint-André-des-Arts, l’autre à Montreuil, le Méliès. Tout naturellement, on y questionne une éthique de la représentation. Filmer l’écologie radicale, la lutte politique et sociale, oui, mais comment, et dans quel but ?
Pourtant, Guillaume Cailleau et Ben Russell (un documentariste américain, un expérimentateur français, deux cinéastes éminemment politiques) ont bien choisi leur sujet. On part de l’actuel, les Soulèvements de la Terre, les méga-bassines, l’activisme politique et les altercations manifestants-flics, actions directes s’il en est. Dès lors, de Sainte-Soline jusqu’à la ZAD (Zone À Défendre, le terme créé pour décrire le site de Notre-Dame-des-Landes), l’écologie est affaire d’espace. Cet espace est crucial, parce qu’il est déjà un cadre formé. Alors, choisir ces espaces-là représente un axe facile. On a le décor, on a les personnages, la mise en scène coule de source, ou une espèce de naturalisme. Évidemment, il nous faut la pellicule (le numérique est proscrit pour filmer la terre), en 16mm s’il-vous-plaît. Et puis, avec ces espaces, on a une vraie éthique, une politique représentative ; en somme une politique qui sépare terre, société, pratiques.
Direct Action est un film d’actions inverses, un film dont l’action même est inverse car plutôt que de filmer à la BFM (promener la caméra le long d’un sentier et contempler le sublime au fond des nuages de lacrymo), le film laisse la caméra tourner, les choses se dérouler, les crêpes se cuire, les cadres s’imprimer. Lorsqu’on a cet espace écologique, on a certainement la durée. Qu’on ne s’étonne plus des plans fixes de plus de quinze minutes, vous n’aurez aucune coupe ni off. Mais on a aussi le temps, peut-être pas celui qui fuit, glisse et palpite, mais bien le pesant, l’embourbant, le figé. L’espace est là, il prend toute la place, et en même temps il est en dehors, observable comme l’intérieur d’une boule à neige.
L’opposition se fige, l’action directe devient cette passive utopie ? L’illusion serait trop belle, étrangement belle c’est sûr. Qu’y aurait-t-il de concret, de marquant à saisir ! Si Cailleau et Russell envisagent le direct, sans-détour, droit dans le mur, c’est qu’ils conçoivent un cinéma qui n’est pas perdu dans son propre temps. Bien sûr, on pense au cinéma direct, celui qui voudrait capter le réel, et au cinéma-vérité, celui qui croit retrouver son principe dans les discours des autres, à Wiseman, ou même à Vertov, l’expérimentateur et le documentariste, en tout cas on pense toujours au-delà ou en-deçà du reportage. Mais si Vertov pouvait faire confiance au secret percé, ou Wiseman à son objectivité machinique, que signifie le direct aujourd’hui ? Le direct, c’est justement les slogans qui défilent en banderole sur CNEWS toute la journée, c’est le commentaire d’un Praud ou d’un autre Duhamel fusant à 15h pour faire monter les audiences d’un fait-divers, c’est le message informatique qui traverse l’écran en zig-zag ou le live le plus boiteux. C’est une vérité, une vérité multipliable, mais scindée dans sa représentativité. Du reportage, c’est bien connu, il ne reste que la télévision.
En fait, Cailleau et Russell ne peuvent bien sûr plus faire du direct, ou peut-être faut-il qu’ils aillent à son terme : aller direct à l’image, foncer droit en son cœur, c’est-à-dire en sa fragmentation interne. Alors que le direct a une nouvelle image, qu’il en perd son sens initial, il faut voir comment cette image se construit en violence. Certes, les longs plans-séquences donnent au tout un air de tranquillité, voire de sérénité dans la durée, mais le temps qui se diffuse en leurs propres corps est celui d’une lutte qui s’impose.
Deux moments en particulier se montrent cruciaux. À Sainte-Soline, alors qu’une brigade gaze les manifestants et les mitraille de cartouches, une femme passe dans le cadre et conjure les réalisateurs : « C’est pas que ça qu’il faut filmer ! C’est pas que ça ! ». Ou bien, une introduction en plein conflit CRS/zadistes : on détruit une cabane à coups de tractopelles. Le tout est filmé en plan-séquence à la shaky cam. Mais on ne reconnaît pas encore le 16mm du duo, ou pas directement. L’image captée correspond en fait au journal filmé que nous montre un zadiste sur son PC. Un clic, et nous nous retrouvons sur un bureau rempli de fichiers, une gigantesque archive de données et d’images qui fusent sur le quadrillage numérique et l’embourbent de perspectives. Un autre clic, et nous en découvrons une nouvelle, puis encore une autre, autant qu’il en conviendra à la machine, au potentiel infini.
Immédiatement, tout le spectaculaire impliqué par le sujet est anéanti, dès lors que l’image se particularise dans l’intime (nous n’avons pas le point de vue d’une caméra performatrice mais d’un individu perdant son foyer et le produit de sa lutte, c’est-à-dire de son existence). Immédiatement, cette particularisation devient une division. Il n’y a pas d’unité de l’image, pas un événement qui s’illumine et se fige sur l’écran, mais des bribes d’expériences qui se confrontent dans le numérique. Une fois le spectaculaire dépassé, ne reste plus que la violence de l’image. Bien sûr, celle qui rejaillit de la confrontation, celle qui choque immédiatement et pose l’importance de la lutte, mais aussi celle qui est au cœur du dispositif surtout, planant sur cet écran surfacique : le dispersement des pixels et des valeurs politiques. Les icônes Windows des fichiers MP4 singent les perforations des pellicules. Curieusement, ces fragments nécessairement distincts évoquent et intensifient le constat deleuzien : au cinéma, la mort plane toujours, entre deux plans, entre deux photogrammes. Ici, la mort fait plus que planer, elle introduit la lutte dans un goût de fatalité interne. Est-ce ça qu’il faut filmer ? Peut-être est-ce plus que ça, mais en tout cas c’est au moins précisément ça. Dans cette violence faite aux images et reçue dans l’image, on accepte que le direct, de nos jours, n’a plus aucune autre valeur que la fracturation des illusions. Bien sûr, le reste du film se construit en réponse à cette manifestante, à son cri du cœur, et propose trois heures de toutes ces autres images que personne et aucun direct ne se proposent de filmer, d’une vie commune, d’une cohésion sociale, d’une joie purement humaine aussi. On mange, on élève, on joue, on danse. Rien de tout cela n’est unique ni exclusif à la ZAD, mais tous ces gestes y prennent sens parce qu’ils se déroulent à la ZAD et parce qu’on ne souhaite pas les montrer s’y dérouler. Montrer ces images, Cailleau et Russell ne le peuvent que parce qu’ils partent de cette brisure interne qu’est devenu le cinéma-direct et que celui-ci a toujours porté en lui auprès de son sensationnalisme.
L’espace politique qui captive dans ce cadre est tout autre. Ce n’est plus un système utopique entier et extériorisé, mais au contraire un espace dépendant tout entier d’une rupture interne. C’est une société, mais sans véritable autonomie dès lors que la lutte continue et demeure son ressort vital, pratique ou esthétique, pratique et esthétique.
L’utopie séparatiste n’existe que dès lors qu’elle tire son sens de tout son geste de séparation et de ce de quoi elle se sépare. Ainsi, l’espace de Direct Action est plus qu’une terre rêvée, c’est le terrain de la lutte, et de son expansion perpétuelle. Le film commence à la ZAD, il montre progressivement comme celle-ci s’est instaurée en véritable communauté, puis en base politique pour d’autres actions (les Soulèvements de la Terre ont été fondé en janvier 2021 à Notre-Dame-des-Landes). Plus tard, le film est présenté en avant-première par Shellac, distributeur, et quelques zadistes eux-mêmes, au cinéma associatif La Clef en plein quartier latin. Celui-ci vient de rouvrir, après plusieurs années de combats contre sa saisie immobilière. Malgré la gratuité, la salle n’est pas pleine, probablement connue de quelques initiées seulement, mais le lieu est plutôt beau. On sait ce qui peut découler de son partage culturel et à quel point il est important de l’entretenir, à travers le temps. Sur l’écran, les plans se diffusent et germent.
A un moment, un habitant de NDDL nous fait visiter ce terrain avec son drone, la caméra bascule sur cette vision aérienne, et cette fois-ci c’est toute la communauté qui se transforme en une gigantesque surface. A vrai dire, on ne sait pas bien si l’on se retrouve face à un paysage à la beauté mélancolique ou si la séquence devient un moment de thriller guerrier, évoquant les terrifiants points-de-vue anonymes et omniscients des conflits mis en scènes par les puissances occidentales du XXIe siècle. Ainsi aplatie tel dans un jeu de stratégie, la terre est tout autant une marque de violence que le terrain à penser d’une lutte encore toute en potentialités. La durée peut-être en fera son affaire, enfin le temps le peut. C’est tout l’enjeu de cette nouvelle déterritorialisation du numérique et de son décalage spatial. Bien sûr, une séance par jour, ce n’est pas énorme, une salle associative non plus. Mais, quand on le comprend, c’est-à-dire quand on confronte sa particularité à l’universalisable, quatre heures et quelques morceaux de temps c’est bien assez pour faire germer un espace de rupture. Alors, questionner cette éthique de la représentation, c’est déjà une action bien pratique, enfin quelque chose qui n’hésite pas à foncer en plein dans le direct de la captation, quitte à en briser quelques pans. Un film est pratique parce qu’il est esthétique, ou parce qu’il accepte de replonger l’esthétique dans sa pratique.