Cette publication est un ensemble d’écrits de différents membres de la rédaction en réaction au décès d’un grand homme du cinéma.

Il est dur de mettre des mots sur un cinéaste tel que David Lynch : pour certains d’entre nous il n’est qu’un réalisateur parmi d’autres, pour d’autres – et je me compte parmi eux –, il représente une part de notre cinéphilie. Alors comment mettre des mots sur une partie de nous ? Aussi intime que cela puisse paraître, écrire sur nous est une chose complexe surtout lorsque nous parlons de cinéma. Dans les textes qui vont suivre, vous lirez donc des découvertes avec le cinéma lynchien et tout ce qui l’accompagne, jusqu’aux bulletins météo.

Courte lettre pour toi, David Lynch

Le premier film que je vis de toi, David Lynch, fut Lost Highway. Il ne me reste que de simples bribes de souvenirs, décomposées, et cette tête, celle de Mystery Man (Robert Blake). C’est à cet instant, à cette période où la cinéphilie m’ouvrait ses portes, que je compris une chose : rien ne sert de comprendre un film tant que notre cœur tend à l’aimer. Ainsi, tu me donnais ta première leçon, ma première instruction en tant que cinéphile en devenir. Tu déclarais, aussi, cette même chose ce 14 février 2007 en écrivant plus précisément : « On n’est pas obligés de comprendre pour aimer. Ce qu’il faut, c’est rêver. ». Il y avait comme un retour au Je ne sais quoi de Boileau qui se concentrait simplement sur l’effet produit par une œuvre. C’est donc naïvement mais légitimement que mon cœur pencha vers ton cinéma.

« Il est certain que le je ne sais quoi est de la nature de ces choses qu’on ne connaît que par les effets qu’elles produisent […] Il attire les cœurs les plus durs, il excite parfois de violentes passions dans l’âme, mais il ne se fait jamais connaître que par là. Son prix et son avantage consiste à être caché […] semblable à Dieu même. » (Nicolas Boileau, L’art poétique, 1674)

Le rêve faisait justement partie de ton cinéma, ainsi que de tout ce qu’il représentait. Ta filmographie est ce dont le cinéma avait besoin, et ce dont j’avais besoin, lorsque je découvrais chaque épisode de Twin Peaks. Cette série m’a accompagné durant toute une année, et je finis par la terminer un mois avant ton décès. Triste ironie. 

Depuis ta disparition, les images de Dale Cooper, de ses cafés, de ses discussions avec Harry S. Truman, au concert effrayant de Mulholland Drive, à la créature terrifiante derrière un diner du même film, au visage de Bob derrière le lit… Ces images me hantent depuis que je les ai vus et pourtant, paradoxalement, ce sont sûrement les premières auxquelles je pense lorsque je pense à toi, et parfois même au cinéma.

Une torche brûle depuis ton départ, celle du cinéma et de tes admirateurs. Chacun de nous ressentira cette étincelle dans nos cœurs, cette flamme qui continuera à marcher avec nous, chaque fois que nous verrons un de tes films, ton visage. Fire Walk with me.

Erwan Mas

Regard(s)

David Lynch à travaillé tout au long de son œuvre avec des cycles, des résurgences et des résurrections. Des retours. Celle du mal, devenue évidente avec Twin Peaks : The Return, mais également celle du bien, apparue constamment dans chacune de ses œuvres. Des petits gestes, des tartes et du café suffisent parfois à rendre le monde meilleur. De la même manière que ces films, ces créations, ces vidéos youtube dans lesquelles il évoquait la météo du jour ou alors un nombre choisi aléatoirement, rendaient le monde tout aussi doux que énigmatique.

À peine Lynch est-il parti qu’il est déjà revenu, nous revoyons ces films– comme en témoigne les rétrospectives fleurissent ici et là– , en découvrons des nouveaux (récemment j’ai pu voir Pożar et Rabbits) et retournons dans des territoires que nous avons déjà tant explorés (le Los Angeles de Mulholland Drive, dont nous avons cherchés les clefs) pour se rendre compte qu’ils sont encore tout autant couvert de mystères. Ce qui est beau avec l’œuvre de Lynch c’est que les retours ne se sont jamais fait seul, les personnages reviennent ensemble et veillent les uns sur les autres, à la manière de Lynch lui-même qui à fait de certaines de ses œuvres en hommage à des collaborateurs réguliers. De la même manière nous revenons ensemble explorer ses créations, avec des amateurs de son œuvre, mais également avec des proches à qui nous la faisons découvrir. Oeuvre infinie, toujours sur le retour, sans point final. A bientôt Lynch,

Enzo Durand

Lynch, ou l’incarnation du mystère

David Lynch est mort.

Qui est Lynch pour moi ? Il est le témoin de mon ouverture à la beauté et à la culture, alors qu’à tout juste dix sept ans, je découvrais, bouche bée, le chant de la sirène de Lost Highway. Il est de ceux qui m’ont fait découvrir l’art et m’ont convaincu de son pouvoir.

David Lynch est pour moi l’incarnation du Mystère. Le visionnage de ses films m’a toujours demandé un temps pour bien les assimiler et les digérer. Je me souviens de la première fois que j’ai regardé Mulholland Drive, tout juste adolescente, je n’avais je l’avoue, pas tout saisi. Je fus néanmoins fortement impressionnée par cette ambiance énigmatique, impénétrable, ces couleurs tonales et ces lumières électriques. L’image est à chaque fois impressionnante et je compris plus tard qu’il ne pouvait en être autrement de la part d’un diplômé des Beaux-Arts. Par la couleur et la lumière, David Lynch nous emmène dans une vision glamour, solaire, éblouissante des Etats-Unis (Lost Highway), ou des scènes d’amour sont parfois données à voir sous le filtre de monochromes (Sailor et Lula). Les couleurs tonales de scènes d’extérieurs font penser aux tableaux solaires de David Hockney et la solitude de ses personnages dans d’immenses espaces rappellent facilement les toiles d’Edward Hopper. Ce doux mélange d’influences picturales incontestables sert de support à une histoire à chaque fois complexe, à plusieurs niveaux de lecture, avec pour leitmotiv la faille, le vernis craquelé d’une peinture trop parfaite pour être vraie, ou l’accroc sur le velours … bleu. Car c’est aussi ça, David Lynch : la vision désabusée et névrotique d’une Amérique en apparence rayonnante et sophistiquée, le monstre caché sous le sourire d’un ange blond. Ce sont des histoires d’amour pures et tendres entre des personnages très seuls, ou complètement insaisissables.

David Lynch, c’est la musique au service de l’image. A l’instar de Stanley Kubrick, il m’a fait découvrir, la musique classique et les Cocteau Twins, et tel un chef d’orchestre, il utilise ces différentes mélodies pour nous guider dans ses narrations. Nulle question de remplissage ici, la musique est au service d’un art total, elle nous guide dans un voyage, le long d’une route, une balade contemplative (I’m waiting here ; Une histoire vraie) ou encore une course effrénée (Lost Highway).

David Lynch est mort. Un maestro au service d’un art absolu s’en est allé. Envoûtantes, mystérieuses, découvrir ses œuvres, écouter leur chant, c’est risquer de se jeter par-dessus-bord et en redemander encore. Vous voudrez les posséder, vous ne les aurez jamais.

Muriel Bellemon

Souvenirs

Je me souviens de la fois où j’ai découvert Mulholland Drive à la télévision. Je ne savais pas dans quoi je m’embarquais alors. Le nom de David Lynch m’était vaguement connu alors que je m’intéressais au cinéma. Je me souviens encore de l’incompréhension face au film après le visionnage. Pourtant il y est resté des émotions et la scène du Club Silencio me restait en mémoire.

J’ai recroisé le chemin de Lynch avec Sailor et Lula. Je me souviens alors du mélange d’émotions devant Nicolas Cage chantant du Elvis Presley à une Laura Dern. Je ne savais pas si je devais rire ou en être attendri… Peut-être les deux.

Puis Lynch a recroiser mon chemin. Tandis que devant mes yeux, légèrement voilés par un début de larmes, je voyais Richard Farnsworth sur sa tondeuse traversant les Etats-Unis dans Une histoire vraie, Lynch prouvait qu’il pouvait me toucher au plus profond de moi. Le revisionnage au cinéma de Mulholland drive m’a également conforté que la scène la plus effrayante du cinéma selon moi se trouve dans ce film, et plus précisément derrière un mur à l’arrière d’un Winkie’s.

Je savais déjà mais mon chanteur préféré, David Bowie avait côtoyé David Lynch. Pourtant je n’osais pas encore franchir le pas de découvrir les deux David ensemble.C’est seulement lors d’une séance 4k que j’ai découvert Lost Highway. La voix de Bowie sur les images de cette route… Oui indéniablement, les deux David ensemble me faisaient quelque chose.

Je dois avouer que Lynch, et l’importance qu’il a eu dans ma cinéphilie, n’est arrivé que très tard, lors d’une rétrospective en 2023. Je venais de commencer Twin Peaks et comme cette ville j’étais hanté par Laura Palmer. En regardant sa série culte puis le film, je rentrais véritablement dans l’univers lynchien et j’ai adoré. J’aimais cette étrange ville et ces personnages. Et surtout j’aimais son mystère et j’y retournais comme un enfant retourne vers un conte dont il a peur. Avec Twin Peaks je retrouvais cette sensation enfantine devant un conte qui savait me faire peur mais qui pourtant me fascinait et j’y retournais le jour suivant.

Depuis la disparition du cinéaste, je revois clairement les visages de Sheryl Lee, d’Isabella Rossellini, de Laura Dern ou bien de Kyle MacLachlan. Ceux-ci se mélangent aux visages effrayants de Bob, de l’homme mystérieux de Lost Highway ou celui de Dennis Hooper dans Blue Velvet. Oui, Lynch a marqué par ses personnages, par ses bizarreries aussi fascinantes qu’étranges, par ses cauchemars d’une certaine poésie de l’étrange. 

Lynch n’est plus mais ses œuvres sont éternelles. Alors prenons un café, accompagné d’une part de tarte à la cerise ou d’un donut et replongeons dans l’univers si particulier mais si beau de David Lynch.

« Keep your eye on the doughnut, rather than the hole. »

Louis M

Ode à l’amitié

Lister et verbaliser tout ce que le cinéma de David Lynch m’a apporté m’est bien impossible. À travers ses films, il a touché à mon intime et si profondément à mon inconscient qu’il changea définitivement ma vision du monde. En outre, il m’a montré qu’un autre cinéma était possible. Une rencontre aussi forte avec un artiste, cela n’arrive pas beaucoup dans une vie. David Lynch et Grant Morrison sont les deux seuls qui ont autant façonné mon approche de l’art.

Mais, le cinéma de David Lynch n’est pas venu se présenter à moi comme ça. Il fallait une rencontre pour cela. Cela remonte à l’été 2020, où lors d’une soirée caniculaire, je participais à une soirée ciné sur Internet avec des camarades, devenus des amis depuis. Le concept était simple : nous discutions avant la séance, nous regardions le film chacun de notre côté de façon synchronisée, puis nous échangions autour. Je n’étais pas intéressé plus que cela par le cinéma à l’époque, et le nom de David Lynch ne m’évoquait rien. Aussi, je profitais de l’occasion qui m’était donnée de m’éveiller à autre chose et j’entrais dans son univers par le film qui me semble rétrospectivement tout à fait approprié : Eraserhead. L’état de sidération dans lequel ce film m’a plongé restera un souvenir fort. J’étais perdu, totalement déboussolé par ce que je venais de voir, mais aussi fasciné et un peu sur ma faim. J’avais la certitude d’avoir vu un grand film, mais de ne pas en avoir vu toute la substance. Avec la discussion d’après séance et mon ressenti, je revois le film deux jours plus tard. C’est un film que je ne peux plus dissocier de l’échange, il a été l’excuse pour aller à la rencontre d’autres amis à qui il me tenait à cœur de faire découvrir le film.

J’ai poursuivi ma découverte du cinéaste, à mon rythme tout en échangeant à chaque visionnage. Mais l’échange est resté la constante, avec Inland Empire vu en parallèle avec un ami où nous avons été tous deux éteint après le visionnage et à l’accompagnement par cette même personne dans ma découverte de l’œuvre somme, et surement la plus grande œuvre cinématographique jamais réalisé à ce jour : Twin Peaks.

Le cinéma de David Lynch est à la fois un rapport extrêmement personnel mais invariablement lié à l’amitié, née et nourrie en partie grâce à l’art. Pour tout cela, merci David.

Jérémy


Référence de l’image en couverture de cet article : David Lynch – Josh Telles.


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