Le miroir aux alouettes, expression française qui décrit une chose ou une situation à première vue attrayante et s’avérant trompeuse, est une adaptation intelligente du titre original Obchod na korze (littéralement « la boutique sur la promenade ») et permet de guider le spectateur vers ce film bien plus profond qu’il ne peut le laisser voir au premier abord.

Énième film sur la Seconde Guerre mondiale en provenance d’un pays en ayant beaucoup produit (Le boxeur et la mort de Peter Solan, Les diamants de la nuit de Jan Nemec, ou encore Trains étroitements surveillés de Jiri Menzel) ou film profond sur la nature humaine, Le miroir aux alouettes conte l’histoire de Tono Brtko, jeune homme naïf et sans fortune propulsé à la tête d’un commerce appartenant au départ à une vieille veuve juive et à moitié sourde de son village.

Tono est un personnage ambigu, mû par un fort humanisme et une volonté de plaire à sa compagne et à son beau-frère qui occupe une place importante dans le gouvernement fasciste local. L’œuvre de Jan Kadar et Elmar Klos décortique au scalpel et avec brio la nature humaine mais surtout celle de son personnage principal.

Dans un sépia magnifique et une mise en scène millimétrée, le Miroir aux Alouettes dépeint la vie banale de Tono qui n’a rien d’un héros et fait face à de nombreux tiraillements internes. Le film prend souvent la forme d’une comédie, créant constamment des quiproquos entre un Tono cherchant la reconnaissance de sa femme, lui qui n’est finalement rien dans ce village, et Rozalie Lautmann, vieille dame sourde et autoritaire sur la gestion de sa boutique qui n’existe que grâce à la charité juive du village car Madame Lautmann n’a plus la capacité de l’entretenir et de permettre à sa boutique de subsister.

Le film oscille ainsi entre un subtil burlesque qui laisse place petit à petit à l’horreur de la réalité politique du pays, entrecoupé de segments oniriques où Tono se permet de rêver à une vie idéale dans un village féerique avec cette vieille dame pour patronne, qu’elle n’est que parce que Tono ne se voit pas lui expliquer les politiques anti-juives qui sévissent.  

Réelle comédie dramatique, Le miroir aux alouettes nous laisse croire en l’humanité, via le personnage de Tono, tant ce dernier met tout en œuvre pour protéger et sauver Rozalie Lautmann de la possible déportation annoncée dans la deuxième moitié du film. Et, après une première partie globalement comique et exaltante à travers cette relation guignolesque, le film prend une tournure bien plus dramatique et humaine. Tono, cherchant à sauver cette vieille dame, tel un héros, manigance avec un autre homme de ce village afin d’obtenir la protection et la non-annonce de la déportation à la vieille dame. Tel un résistant, il se plaît presque à se voir comme un sauveur face au fascisme qui inonde et modifie la société et les habitants qu’il ne semble plus reconnaître.

Mais Tono est une personne simple, pas forcément d’esprit, mais dans sa volonté de vivre. Il veut survivre et le film nous dépeint une résistance ordinaire qui rapidement se retourne contre son instigateur. Tono ne veut pas disparaître, ne veut pas mourir, ne veut pas être vu comme un « juif blanc », ceux qui ne sont pas juif mais les aident et ce malgré le fait que son beau-frère se soit à plusieurs reprises moqué de sa simplicité d’esprit, comme en lui promettant richesses et merveilles grâce à la boutique de Madame Lautmann, qu’il n’obtient finalement pas.

Un réel combat intérieur se construit en lui, magistralement mis en scène dans un huis clos final, oscillant entre rêve éveillé d’un Tono buvant beaucoup trop pour oublier l’envie de trahir Madame Lautmann et de longues tirades désespérées de ce dernier face à une femme ne comprenant pas réellement ce qui se passe. Le tiraillement de Tono est intense, profond et humain, il cherche à protéger tout en cherchant à survivre et cette dissonance le met très mal car il sait que l’un s’accompagne de l’autre.

La peur d’être arrêté, fusillé et tué prend le dessus sur sa volonté d’aider cette vieille femme juive, de ne pas la trahir, elle qui l’a si bien accueilli. Pour autant, jusqu’au dénouement final, il semble extérioriser ses craintes par la parole uniquement, laissant jusqu’au bout la possibilité de vivre à cette dame qui commence, petit à petit, à comprendre qu’un pogrom/une déportation s’organise dans sa ville.

Le Miroir aux alouettes est à bien des égards l’un des plus beaux films réalisés sur la Seconde Guerre mondiale, loin des fresques guerrières, militaires, ou des films s’attachant dans les détails à décrire et expliciter la Shoah, les réalisateurs tchèques vont ici tenter une approche plus humaine de la résistance passive d’une partie des populations face aux fascismes européens de cette période. A l’image de Seul dans Berlin, roman de Hans Fallada, Tono est un résistant ordinaire, celui qui résiste non pas par volonté politique exacerbée ou par opposition totale à un régime autoritaire qu’il peine à comprendre, mais par humanisme pur et en proie à une forme de désillusion face à une société qui lui ment. Sa résistance s’inscrit dans le fait d’être humain, tous égaux aussi bien dans la joie, le rire (le burlesque du film le montrant avec ingéniosité), que face aux drames qui frappent sans qu’on le comprenne ou qu’on l’accepte.
Le Miroir aux Alouettes est donc à voir, surtout en 2025 où des relents de cette époque pas si lointaine reviennent un peu partout en Europe, à partir du 5 février en salle dans une version restaurée magnifique.


Le Miroir aux Alouettes est une ressortie Malavida en date du 5 février 2025. Pour en savoir plus, cliquez ICI


  • Chroniques fidèles survenues au siècle dernier à l’hôpital psychiatrique de Blida-Joinville, au temps où le Docteur Frantz Fanon était Chef de la cinquième division entre l’an 1953 et 1956

    Ce texte apporte un contre point à notre autre texte consacré au même film, disponible ICI Alors que les tensions diplomatiques entre la France et l’Algérie atteignent un pic inédit depuis la guerre d’indépendance, le cinéma semble redécouvrir – ou enfin découvrir – la personne de Frantz Fanon. Figure pourtant centrale de la pensée décoloniale,…

  • Peacock (Bernhard Wenger)

    Matthias (Albrecht Schuch), un viennois trentenaire, travaille pour une société de location de proches, domaine dans lequel il excelle, cependant, sa vie sociale s’avère plus délicate. Si le film fait montre de drôlerie, il ne se départit pas de l’inanité de la vie de ces personnes d’âge moyen dont les motifs de satisfaction reposent sur…

  • Super Happy Forever (Kohei Igarashi) : artefacts épars d’un monde perdu

    Sano (Hiroki Sano) séjourne dans un hôtel d’Izu avec son ami Miyata (Yoshimori Miyata), à la recherche d’un objet perdu, il apparaît que ce n’est pas la première fois qu’il se rend en ces lieux.  Après Hold Your Breath Like A Lover (2015) et la co-réalisation de Takara, la nuit où j’ai nagé (2018, Damien…

  • Arnon, un élève modèle (Sorayos Prapapan, Thaïlande, 2022) : lutter ou se conformer ?

    Arnold (Korndanai Marc Dautzenberg), 18 ans, de retour au pays après une année d’échange aux Etats-Unis, effectue son année de Terminale dans un lycée de Bangkok. Brillant élève, il s’interroge sur son avenir. Inspiré d’un mouvement étudiant survenu en 2020, le premier long-métrage de Sorayos Prapapan dresse le portrait acerbe d’une jeunesse thaïlandaise en butte…

  • Frantz Fanon – Abdenour Zahzah

    Chroniques fidèles survenues au siècle dernier à l’hôpital psychiatrique de Blida-Joinville, au temps où le Docteur Frantz Fanon était Chef de la cinquième division entre l’an 1953 et 1956 — pour son titre complet, simplifié simplement Frantz Fanon — cherche à donner une idée de qui est ce psychiatre noir, anticolonialiste et fervent activiste antiraciste.…

  • Seinfeld, fini de rire

    Peut-on rire de l’absurde sans sombrer ? C’est ce que propose d’analyser Hendy Bicaise dans son essai Seinfeld, Fini de rire. Un titre pour le moins étonnant lorsqu’on connaît cette sitcom terriblement drôle, qui raconte les petits riens du quotidien de quatre amis  : l’humoriste Jerry Seinfeld, Elaine, Kramer et George. Créée cinq ans avant…

  • Petit tour (du monde) des avant-premières du FEMA

    Le Festival La Rochelle Cinéma est l’occasion de se projeter sur l’année cinéphilique qui vient, à la manière de son homologue cannois. En effet, on y découvre quelques avant-premières de film qui irrigueront les agendas des critiques sur les quelques semaines à venir. Cet article est un rapide tour d’horizon de certains films qui ont…

  • L’oeil dans la tombe : Les Linceuls (David Cronenberg

    Clinique, aride, dévitalisé… Voilà l’énumération d’adjectifs qui se formait dans mon esprit à la sortie de mon premier visionnage des Linceuls. Le dernier opus de Cronenberg est définitivement macabre, mal aimable et, à en croire les agrégateurs de retours spectateurs, tout aussi mal-aimé.  Pourtant, si mon avis initial concordait avec cette réception négative générale, je…

  • Se retrouver pour s’éloigner : L’Aventura (Sophie Letourneur, 2025) 

    Comment filmer la fin manifeste d’une famille ? C’est probablement la question qui innerve le nouveau film de Sophie Letourneur. Sophie (Sophie Letourneur) et Jean-Phi (Philippe Katerine), après Voyages en Italie (2023), regagnent la péninsule italienne, cette fois accompagnés des deux enfants Claudine (Bérénice Vernet) et Raoul (Esteban Melero). Cette villégiature, attendue comme un moment…

  • Images d’une résistance : My Stolen Planet (Farahnaz Shafiri, 2025)

    Premier long-métrage distribué en France de Farahnaz Shafiri, My Stolen Planet revient, avec l’aide d’archives privées, sur près de cinquante ans de lutte contre la République Islamique.  Rapporter des images clandestines d’une société sous le joug d’une dictature devient un moyen d’expression majeur pour les cinéastes iraniens depuis les premières réalisations de Jafar Panahi. Farahnaz…