Arthur Polinori : Je sais que vous avez rencontré le docteur en 2018, est-ce que vous connaissiez son travail avant cette rencontre ? 

Tal Barda : Oui je connaissais son travail et son livre. Ma sœur est avocate de droit humain et elle est très active au sein des organisations pour la paix. Comme de nombreux israéliens, j’ai vu en direct à la télévision en 2009 l’intervention au téléphone du Docteur Abuelaish et cela nous a  beaucoup marqué. En 2018, il est revenu en Israël pour son procès après la mort de ses trois filles et de sa nièce, il devait passer devant la cour suprême. J’ai donc cherché à la rencontrer pour en savoir plus sur son action pour la paix et sa vie à présent au Canada.

A.P : Vous aviez déjà réalisé un documentaire sur un pédiatre cardiologue en 2015, le docteur Akiva Tamir. Est-ce qu’il y a un lien dans votre intérêt pour le docteur Abuelaish sur des figures humanistes, dont le métier, les convictions et le travail dépassent les simples frontières ? 

T.B : En effet c’est intéressant comme comparaison. Quand je réalise un film, je ne pense pas forcément à des thèmes en particulier, mais dans tous les films que j’ai fait, le thème est souvent centré sur des personnages qui cherchent à changer le monde, à changer la vie des gens qu’ils rencontrent.

Je veux montrer des choses que l’on ne voit pas normalement et sur des gens pourtant très différents. Le docteur Akiva Tamir est très timide, et les gens ne comprennent pas toujours à quel point il est difficile pour un médecin, un chirurgien de choisir qui il va opérer ou non. Avec le Docteur Abuelaish c’est différent, c’est plus difficile, il a vraiment essayé d’être vu par les israéliens comme un médecin, comme un humain, comme quelqu’un qui donne la vie, comme un père. Il a essayé de passer outre le chagrin du drame qu’il a vécu mais il n’a pas réussi. On a donc attendu beaucoup de temps pour réellement donner une fin au film du fait des événements dans la région.

A.P. : Qu’est ce que le docteur a apporté dans la mise en scène du documentaire et dans la manière de tourner avec lui ?

T.B. : C’est une personne qui est dans le contrôle tout le temps, et c’est délicat pour lui d’être dans un film sur sa vie.De plus, j’habite à Tel Aviv et il est difficile de faire un film sur lui et sur sa vie. Le directeur de la photographie et le technicien du son sont palestiniens, mais je trouve que ce n’était pas facile de tourner sur ce sujet.Ses filles ne voulaient pas vraiment apparaître dans le film, ou directement parler de ses sujets, ce qui a rendu encore plus difficile le tournage. Le Docteur Abuelaish était toujours présent, même lors des scènes avec ses filles. Il a même fini par poser des questions directement à ses filles alors qu’elles n’avaient jamais parlé de ces événements, même avec leur père. J’ai donc laissé faire ce dialogue entre eux, et c’était très émouvant. Ils ont tous pleuré et se sont livrés. Il était toujours avec nous, même dans la manière de faire le film. Je ne pouvais pas tourner en Palestine, de fait, c’est lui avec une seconde équipe qui est allé sur place pour tourner l’ensemble des scènes dans la bande de Gaza.

A.P. : Un élément nous a sauté aux yeux, est-ce le Docteur ou vous qui avez décidé de ce constant compte à rebours qui apparaît dans le film avant et après le drame ?

T.B : C’est une idée qui est arrivée au moment du montage. Le monteur a décidé de cela car il y avait énormément d’éléments à dater dans le film pour que les gens comprennent mieux comment cela se passe et surtout pour éviter que les gens aujourd’hui pensent que cela se passe après le 7 octobre 2023., de manière à bien montrer que cela s’est passé en 2009 dans un autre contexte. C’est une volonté plus pédagogique dans la construction du film. Cela a aidé à trier les archives également et l’animation, il fallait donc faire un ordre chronologique des événements.

A.P. : Comment s’est passé le travail d’archive et la récupération des images de sa famille et des années 40-50 ?

T.B : On a fait beaucoup de recherches auprès des chaînes de télévisions dans le monde, en Israël et auprès de télévisions arabes. Et après on avait beaucoup d’archives de sa famille, des photographies de lui, des vidéos également. Il fallait trouver et chercher de la matière où l’on pouvait pour montrer en étant le plus proche de la réalité comment sa famille est arrivée dans la région et à quoi ressemblait Jabalya, le village de ses parents en Israël avant d’aller à Gaza. Il y avait vraiment beaucoup de travail d’archive à faire.

A.P. : Est-ce un choix d’avoir fait quelques passages de son passé en animation ?

T.B. : J’y ai tout de suite pensé, je voulais même en avoir davantage mais c’est très cher. On a compris que certains événements sont difficiles à recréer et je ne voulais pas montrer des images et photographies trop difficiles des bombardements, de la chambre de ses filles. Comme elles sont mortes quand elles étaient très jeunes, je pensais faire quelque chose un peu comme une histoire pour les enfants. Montrer comment était leur vie avant la tragédie et on a commencé avec l’animation. Il fallait bien comprendre comment était le camp de réfugiés, sur les vêtements. Il a fallu faire un gros travail de recherche pour un rendu au plus près de la réalité en animation et le Docteur Abuelaish nous a donné de nombreuses indications. Cela permet aussi d’être regardable pour les enfants.

A.P. : Il y a une phrase importante dans Un médecin pour la paix qui résumerait bien votre point de vue développé durant tout le film : « la haine est destructrice ». Quel impact pourrait-avoir ce film politique comme le vôtre sur une possible paix durable dans la région ?

T.B. : Je trouve que c’est encore un peu tôt pour que les gens comprennent vraiment qu’il faut regarder les autres sans le prisme du racisme. Trop de gens pensent encore que tous les Palestiniens sont des terroristes et que tous les Israéliens soutiennent l’armée de Tsahal. Mais c’est vrai que je trouve qu’il y a beaucoup plus de haine aujourd’hui que quand on a fait le film, mais j’espère que cela va changer. Je vois qu’avec le temps, en Israël, cela commence à changer et le public voit que ce qu’il se passe est très difficile et que l’on ne peut pas se dire qu’il faut effacer le côté d’en face. Mais cela reste très difficile sur place. On ne peut pas avoir une seule personne qui vient dire “on arrête tout”. C’est plus complexe. C’est un jeu de garçon, quelque chose de très masculin, et il n’y a pas qu’un seul responsable et qu’une seule personne pour arrêter tout ça. Tous sont dans leur tragédie et ce qu’il se passe, mais j’attends encore pour montrer le film en Israël. Pour moi, ce n’est pas encore le moment de montrer le film. Il est trop tôt pour que les gens ouvrent leur coeur , pour qu’ils voient le film et cette histoire avec compassion en Israël, mais peut être que je n’ai pas raison.

A.P. : Est ce que vous pensez que le cinéma politique, humaniste, peut réellement avoir un impact sur les dirigeants, sur les mentalités des gens ? En effet, en 2009, le passage en direct pendant le drame du docteur Abuelaish au téléphone à la télévision israélienne semble avoir eu un impact direct sur le premier ministre (Ehud Olmert) de l’époque amenant à un cessez le feu.

T.B. : J’espère que oui. Je crois que les films documentaires doivent avoir un impact sur la société et sur les gens qui voient ce film, qu’ils comprennent qu’il faut faire quelque chose. Je dis toujours que c’est pour avoir un impact sur l’aveuglement des gens et permettre de voir autrement les choses, en dehors des médias trop polarisés. Mais pas juste sur les personnes  qui sont déjà pour la paix,  également sur ceux qui vont être étonnés et surpris que des gens comme ce médecin existent, qui sont dans la même situation. Mais après le 7 octobre, ce qui s’est passé pour les israéliens, cela peut leur permettre de voir l’impact sur les civils de la guerre à Gaza. Plutôt que de voir les extrémistes qui préfèrent utiliser les moyens militaires, de la guerre, pour y répondre.

A.P. : On a vraiment l’impression de quelque chose qui divise totalement la société. Aussi bien en France, que dans le reste du monde et surtout dans la région concernée. Donc est-ce que le cinéma peut avoir le pouvoir de rallier les gens, de stopper cette division qui mène au conflit ?

T.B. : Il faut avoir l’ouverture d’esprit pour le voir, comme avec le film No Other Land (Yuval Abraham, Hamdan Ballal, Basel Adra, Rachel Szor, ndlr). Je remercie les collectifs d’Israéliens et de Palestiniens, qui ont parlé d’une seule voix contre la guerre et donné un message de paix. Mais je crois que le gouvernement et les gens d’extrême droite ne peuvent pas vraiment voir ça, que l’on peut vivre ensemble et en paix. Pour eux, il n’y a qu’Israël qui doit être ici et il faut que les Palestiniens s’en aillent de Gaza.

A.P. : Quand avez-vous fini le film ?

T.B. : On a fini le film juste avant le 7 octobre 2023. Puis, cela est arrivé et j’ai préféré ne pas sortir le film tout de suite car on ne pouvait pas vraiment réfléchir à ce message de paix à Gaza et en Israël au moment du 7 octobre, c’était beaucoup trop complexe.

A.P. : Et vous pensez que maintenant, en 2024, cela est peut être plus simple pour sortir et parler du film à l’international ?

T.B. : Je n’en sais rien, il est déjà passé dans plusieurs festivals dans le monde comme au Japon, en Nouvelle-Zélande, aux Pays-Bas, en Allemagne, et au cinéma dans plusieurs pays comme au Japon, au Pays-Bas avec un franc succès. On a gagné plusieurs prix, comme celui de la paix à Berlin en Février dernier à la Biennale.

A.P. : Est-ce que vous aviez des références de réalisateur ou de documentaire qui vous ont influencée pour la réalisation de ce documentaire ?
T.B. : Oui, plusieurs, il y a un documentaire sur le maire de Ramallah (David Osit, Mayor, 2020, ndlr) qui est très intéressant sur la question palestinienne et qui traite un peu du même sujet que mon film et que j’ai beaucoup aimé. Mais j’ai vu beaucoup de films documentaires traitant de la paix et de la question palestinienne dont j’ai oublié les titres mais qui m’ont aidée à réaliser celui-ci et que j’ai beaucoup apprécié. C’est un film très triste que j’ai réalisé et c’est dommage que la fin ne soit pas différente. C’est dommage que le documentaire n’ait pas d’influence sur ce qu’il se passe vraiment. C’est la vie qui décide comment on va finir le film.

Propos recueillis par Arthur Polinori à Paris, le 8 avril 2025


Crédit de l’image de couverture : DocuForum.

Un médecin pour la paix est un film de Tal Barda, au cinéma le 23 avril 2025.

Pour lire notre critique du film, cliquez ICI


  • Dimanches – Shokir Kholikov

    Comment filmer la fin d’un monde, d’existences modestes et simples ? Premier long-métrage de Shokir Kholikov, Dimanches  suit la vie d’un vieux couple ouzbek habitant un corps de ferme. Il tirent des chèvres qu’ils élèvent laine et lait, source de leur subsistance. Le film, construit comme une chronique au fil des saisons, donne à voir insidieusement…

  • Exploration du cinéaste aventurier : Apportez-moi la tête de John Huston (Julius M. Stein)

    Le cinéaste John Huston (Chinatown, The African Queen…) fait l’objet d’un nouveau livre, ni le premier et sûrement pas le dernier ceci dit. Cette fois, Julius M. Stein se met au défi d’écrire sur le cinéaste tant adulé que renié : preuve en est la rédaction des Cahiers du cinéma avec Gilles Jacob qui écrit…

  • En retrait de la mémoire : L’Éternité et Un jour (Théo Angelopoulos)

    Il y a dans L’Éternité et un jour une clarté de fin d’après-midi. Les ombres s’allongent et s’étalent avec cette mélancolie propre aux fins de cycle. Bruno Ganz avance dans un monde qui se retire lentement, non par rupture soudaine, mais par un effacement progressif. Les rues, les visages, les souvenirs glissent, tenus à distance,…

  • La libre-circulation du mal : Chime et Cloud (Kiyoshi Kurosawa)

    Hormi la signature de Kiyoshi Kurosawa et leurs dates de sortie française à une semaine d’intervalle, quels sont les points communs entre Chime (sorti le 28 mai) et Cloud (sorti le 4 juin) ? À première vue, ce sont plutôt leurs différences qui sont aveuglantes.  Le premier est un moyen-métrage de 45 minutes où un…

  • Crasse – Luna Carmoon

    Maria, 8 ans, vit à Londres et entretient une relation fusionnelle avec sa mère, allant jusqu’à se créer un monde fantaisiste, foutraque et coloré dans leur petite maison de banlieue. Lorsque sa mère se blesse gravement en jouant, Maria est placée dans une famille d’accueil dans laquelle elle restera jusqu’à sa majorité Après une première…

  • Un retour aux sources un peu trop sage : Partir un jour (Amélie Bonnin, 2025)

    Avec Partir un jour, Amélie Bonnin signe son premier long métrage, adapté de son court métrage du même nom sorti en 2021, couronné du César du meilleur court un an plus tard. Elle y prolonge ses thèmes de prédilection : le départ, l’attente, et ce qui retient encore. Si le film a sa place dans…

  • Jean Cocteau ou le testament d’un poète

    « J’ai assez d’écumes dans les veines pour comprendre le langage des vagues ». Extraite du Testament d’Orphée, cette citation de Jean Cocteau résonne en moi tant elle illustre à elle-seule la poésie de son propos et la richesse symbolique de son univers.  Entre 1932 et 1960, Jean Cocteau réalise sa « trilogie orphique » avec Le sang du poète…

  • Témoignage d’amours épisodiques : Fragments d’un parcours amoureux (Chloé Barreau)

    L’amour fait partie de l’intériorité humaine, qu’il soit fraternel, parental, épisodique, immature, mature, chaque être aime ou a aimé d’une certaine manière. Certains amours s’enterrent dans l’ombre, les années passant, et d’autres résistent à la force du temps. C’est pour lutter contre ces instants fugitifs que la cinéaste Chloé Barreau, depuis ses 16 ans, se…

  • Quelques cheminements : Fragments d’un parcours amoureux (Chloé barreau)

    Les discours affleurent pendant près d’une heure et demie, ils ne respectent pas le mot d’attente, ils font du fragment non la part de singularités révélées mais l’œuvre complète d’une fiction toute réglée. Fragments d’un parcours amoureux, présenté en première mondiale à la Mostra de Venise, est le premier long-métrage de Chloé Barreau, après Stardust…

  • Lili Marleen – Rainer Werner Fassbinder (1981)

    Adaptant librement la vie de la chanteuse Lale Andersen, Rainer Werner Fassbinder perpétue un travail initié avec Le mariage de Maria Braun sur la place des femmes dans l’Histoire allemande. Bien que proche dans sa construction des trois films de sa célèbre trilogie BRD ou dite allemande (Le Mariage de Maria Braun (1979), Lola, une…