Qu’est-ce qu’une déclaration d’amour ? Un baiser ? Une lettre ? Un poème ? Et pourquoi pas un film ?

Anjan Dutt rencontre le réalisateur Mrinal Sen au détour d’une interview qu’il doit mener pour un magazine en 1981, ce qui amène ce dernier à l’embaucher pour le rôle principal du film Chaalchitra. Cette rencontre change la vie de Dutt, et c’est à cette dernière qu’il tente, en 2024, six ans après la mort de Mrinal Sen, de rendre hommage dans cette production pour la plateforme de streaming Hoichoi.

Féru d’auteurs de théâtre occidentaux (Sartre, Genet, Weiss, Brecht) Anjan Dutt cherche à tout prix à rejoindre l’Europe pour y mettre en scène les pièces qu’il chérit tant et qu’il peine à adapter en Inde. Deux problèmes se posent pour lui, le manque de connaissance de ces œuvres par ses contemporains (selon lui) mais surtout sa prétention folle à se croire supérieur, à vouloir imposer un modèle de mise en scène et ses idées aux autres.

C’est alors qu’il rencontre Mrinal Sen. L’interrogeant sur ses premiers films qu’Anjan Dutt n’a pas forcément vu et continuant de fantasmer l’idéal occidental, celui-ci va se voir inviter par Sen à jouer dans sa future production. Sen voit en Dutt un jeune politisé et possiblement marxiste, à son image, en qui il veut faire confiance et apprendre l’humilité. Naît de cette rencontre une amitié aussi bien humaine qu’artistique qui dure jusqu’à la mort de Sen en 2018, ainsi que la création de ce biopic en 2024.

La mise en scène de Chaalchitra Ekhon est somme toute classique : il n’y a pas d’envolée lyrique, ou d’expérimentation visuelle comme pouvait le faire Sen dans ses propres films, jouant toujours avec les limites de son art pour transmettre une vision personnelle et politisée de l’Inde des années 70-80 toujours par le prisme marxiste ; (En effet, Mrinal Sen est l’instigateur d’un “nouveau cinéma Indien”, proche de la nouvelle vague française pour ses idéaux politiques et du néoréalisme italien dans sa forme. Son cinéma s’oppose aux comédies musicales grandiloquentes de Bollywood. Il réalise dans ce sens plusieurs films sur les réalités sociales de l’Inde de son époque). 

Anjan Dutt se contente du plus simple pour mettre en scène une histoire d’amitié profonde entre deux âmes qui se rencontrent et devaient se rencontrer tout en évitant l’écueil de l’hagiographie. 

Le film est une autobiographie qui vient déconstruire ce que Dutt montre de lui-même au début des années 1980 avec Chaalchitra. Cette introspection de Dutt lui permet de montrer ce qui va chambouler sa vie et lui faire se remettre en question, l’amenant à plus d’humilité face à l’art, à lui-même et aux autres.

C’est le changement profond d’un jeune homme, de lui-même, grâce à Mrinal Sen, qu’Anjan Dutt cherche à nous montrer.  Le personnage principal est d’abord imbuvable durant le premier tiers du film, mais nous nous attachons petit à petit à ce personnage/futur réalisateur qui se voit, par le biais du cinéma, être tiré vers le haut par un réalisateur d’une simplicité de vie rare, à la pensée et à la portée politique immense.

La dernière partie de Chaalchitra Ekhon est consacrée au tournage d’une scène de Chaalchitra, et conclut ainsi aussi bien son film que celui de 1981. En effet, La scène en question montre le journaliste Dipus joué par Anjan Dutt déclarant qu’il est communiste. En jouant cette scène, l’acteur s’avoue à lui-même, et aux autres, qu’il partage cette pensée politique. Dutt donne à voir un point de cassure dans sa vie, ce moment où il prend conscience de l’importance que Sen a et va avoir sur sa vie. Dans le film de 1981 (et c’est ce qu’il montre dans le biopic de 2024), Dutt n’arrive d’ailleurs pas à jouer la scène que Sen lui demande, et craque littéralement dans les bras du réalisateur, étant touché par la dimension personnelle de la réplique. Pour l’anecdote, la réaction qu’Anjan Dutt peine tant à concrétiser, par son incapacité à la jouer telle que demandée par Sen n’est même pas dans le montage final du film de 1981. Sen s’est contenté de maintenir la caméra sur l’autre acteur et ne propose jamais de contre-champ à cette remarque, ne nous montrant donc jamais la réaction d’Anjan Dutt. Cette volonté alors de Dutt de s’étirer autant sur ce passage montre qu’il s’agit du moment de bascule dans cette relation entre les deux hommes.

Le film se termine sur une très belle dernière scène dans les rues étroites de Calcutta, accompagnée d’une OST entièrement composée par Anjan Dutt en hommage à Mrinal Sen, rendant le final particulièrement émouvant. 

Ajoutons qu’il y a un troisième acteur dans ce film, la ville de Calcutta elle-même au début des années 80. Montrée autant dans tous les travers de l’explosion démographique indienne que dans la simple beauté d’une rue ou d’un bâtiment, Calcutta semble plus fidèle que jamais à ce dont elle était il y a maintenant cinquante ans.

Chaalchitra Ekhon, se conclut sur le morceau « All I have for you » composé par Anjan Dutt et clame son amitié pour Mrinal Sen. Il est préférable de connaître a minima la carrière de Sen, et surtout son film de 1981, ce qui lui permet de prendre une tournure émotionnelle rare dans le cinéma contemporain, car sincère et profonde. Anjan Dutt ne réalise donc pas le plus grand film de l’année, ou du cinéma Indien, mais peut être la plus belle lettre de noblesse adressée à un réalisateur. Chaalchitra Ekhon est à voir, car il  touche au plus profond de ce qu’une rencontre peut changer dans une vie.