Ce texte apporte un contre point à notre autre texte consacré au même film, disponible ICI
Alors que les tensions diplomatiques entre la France et l’Algérie atteignent un pic inédit depuis la guerre d’indépendance, le cinéma semble redécouvrir – ou enfin découvrir – la personne de Frantz Fanon. Figure pourtant centrale de la pensée décoloniale, Fanon était jusqu’ici resté en marge des écrans. C’est d’autant plus frappant que sa vie, bien que brève – il meurt à seulement 36 ans, en 1961, d’un cancer foudroyant – a tout d’un roman d’aventure politique : soldat durant la Seconde Guerre mondiale, psychiatre en rupture avec l’institution, écrivain, penseur majeur du tiers-mondisme, soutien du FLN après avoir été proche d’Aimé Césaire. Mille vies en une, et pourtant, si peu d’images. Du côté littéraire, les biographies sont nombreuses, et les plus récentes publiées en France s’intéressent surtout à son héritage, à sa postérité politique, théorique et militante. Mais au cinéma, c’était presque le désert. À part quelques tentatives documentaires – dont une adaptation très libre de Les Damnés de la Terre par Valentino Orsini en 1969, plus inspirée que fidèle – il fallait jusqu’ici se tourner vers le documentaire pour approcher Fanon à l’écran. Parmi ceux-ci, je ne peux que vous recommander Frantz Fanon : Mémoire d’asile (2002), co-réalisé par Abdenour Zahzah, qui revient aujourd’hui sur le devant de la scène avec le film dont il est question ici.
Mais avant de parler du film qui nous intéresse aujourd’hui, il faut revenir sur l’autre long-métrage sorti cette année, également consacré à Fanon intitulé simplementet intitulé (roulement de tambours) : Fanon (Jean-Claude Barny, 2025). Une sortie qui avait fait couler beaucoup d’encre, notamment après que le monteur son du film a publiquement dénoncé un prétendu boycott de la part des exploitants. Le film, ambitieux sur le papier, couvre les années décisives de la vie de Fanon : de sa prise de poste à l’hôpital psychiatrique de Blida en 1953 jusqu’à sa mort en 1961. C’est-à-dire la période la plus intensément politique de son existence, celle de son engagement aux côtés du FLN, de ses luttes contre le racisme colonial, mais aussi de son travail pionnier en psychiatrie. En bref, il y avait beaucoup à raconter. Peut-être trop. Le film s’épuise à tout vouloir montrer, et finit par ne plus rien incarner. Il tombe dans l’écueil classique de certains biopics à visée pédagogique : celui de devenir une simple succession d’événements et une version animée de la fiche Wikipédia du personnage. Quelques audaces formelles (surtout du côté du montage sonore) surnagent, mais l’ensemble reste désespérément académique. De plus, le jeu trop lisse et figé d’Alexandre Bouyer dans le rôle de Fanon n’aide pas : à force de le faire parler comme un penseur omniscient qui déclame ses textes comme des prophéties, on finit par perdre de vue l’humain derrière l’intellectuel. Fanon devient une statue, un monument, mais certainement pas un personnage de cinéma. Si je prends le temps d’évoquer cet autre film, c’est parce que je suis arrivé devant celui de Abdenour Zahzah avec une attente claire : voir enfin un film capable de faire exister Fanon dans toute sa complexité et sans le réduire à un symbole abstrait. Un film qui le montre non seulement comme une figure politique, mais aussi comme un homme de chair, de doute, de colère et de vie.
Ce nouveau film commence donc. Quelques notes de musique, puis ce titre qui s’affiche en lettres blanches sur fond noir : Chroniques fidèles survenues au siècle dernier à l’hôpital psychiatrique de Blida-Joinville, au temps où le Docteur Frantz Fanon était Chef de la cinquième division entre l’an 1953 et 1956. J’ai toujours eu un faible pour les titres, surtout les titres à rallonge. Ceux qui, avant même le premier plan, posent une ambiance, dessinent un cadre et lancent une promesse. C’est souvent par là qu’on entre dans un film – en lisant un programme, en scrollant sur internet, ou, comme ici, dans la ligne d’objet d’un mail d’attaché de presse. Mais si ce titre me plaît autant, et si j’ai choisi d’en faire l’angle de ce papier, ce n’est pas juste pour sa musicalité un peu désuète ou sa longueur presque romanesque. C’est qu’il annonce exactement ce que le film va faire, à la fois sur le plan esthétique et narratif. Il affirme d’emblée une ambition mesurée, avec un cadre spatio-temporel clairement délimité : l’hôpital psychiatrique de Blida-Joinville (…) au temps où le Docteur Frantz Fanon était Chef de la cinquième division entre l’an 1953 et 1956. Il précise l’angle choisi : celui du médecin Fanon, qui n’est pas encore l’icône révolutionnaire, et pas encore l’auteur des Damnés de la terre, mais déjà l’homme engagé, en première ligne du racisme colonial et au cœur de l’institution psychiatrique. Car c’est bien là que réside la force du film : au lieu de s’éparpiller à vouloir tout dire de Fanon, Abdenour Zahzah choisit un point d’ancrage précis pour en dessiner les contours. Il filme un homme qui, en soignant, observe, comprend et se politise. A travers lui, ce sont les logiques d’exclusion et de domination de l’Algérie coloniale qui se dévoilent. Certaines séquences montrent très concrètement les injustices subies par les patients musulmans, discriminés jusque dans les pratiques médicales. Le geste est clair : restituer une pensée politique à partir de la pratique concrète. Ancrer la théorie dans le soin, dans le réel et donc dans les corps, ceux des patients mais également celui de Fanon.
Ce choix d’un cadre resserré est d’autant plus pertinent qu’il est soutenu par l’interprétation habitée d’Alexandre Desane – dont je ne peux que vous recommander par ailleurs le très beau recueil de photographies Crépus (2022). Loin de l’incarnation muséale ou surjouée que ce genre de rôle appelle parfois, Desane adopte une posture de retenue, presque en retrait, qui humanise Fanon avec une justesse remarquable. Pas de grandes tirades enflammées, pas de citations assénées comme des slogans mais juste un corps, un regard et une intériorité en tension. En tout cas, c’est ce que notre regard projette sur son jeu en retenue. C’est précisément dans ces silences, dans ces moments de crispation face à la violence institutionnelle, que s’inscrit le combat intérieur de Fanon. On le voit encaisser, observer et comprendre. Ce parti pris de faire de Fanon un homme qui découvre, tâtonne et doute s’avère d’une rare finesse. Il devient, en quelque sorte, notre guide dans ce microcosme colonial qu’est l’hôpital de Blida-Joinville. Comme lui, nous assistons aux débuts d’un basculement historique avec les attentats du 1er novembre 1954, la montée en puissance du FLN et les tensions grandissantes, mais toujours à travers un prisme singulier et subjectif, celui d’un médecin engagé et plongé dans l’intime des corps et des esprits. Le film ne cherche jamais à figer Fanon dans le marbre du mythe. Il le restitue plutôt à hauteur d’homme, dans toute la complexité de sa pensée en devenir. C’est précisément là, dans ce geste, que réside la vraie puissance politique du film.Enfin, deux mots du titre sont aussi importants que sincères – ce sont d’ailleurs les tout premiers que l’on lit : Chroniques fidèles. Deux mots qui annoncent déjà la ligne esthétique et narrative du film en toute simplicité. Chroniques, d’abord, car le film épouse cette forme fragmentaire, celle de scènes courtes, souvent autonomes, parfois anecdotiques en apparence, mais qui, juxtaposées les unes aux autres, dessinent peu à peu un tableau plus vaste. On passe d’une consultation médicale à une messe, puis à une discussion entre deux collègues. Ce n’est pas une fresque spectaculaire ou linéaire, mais une constellation d’instants qui révèlent en creux la naissance – ou plutôt la maturation – d’une pensée politique et humaine. Une pensée qui naît dans l’observation, dans la confrontation à l’autre et donc dans l’attention portée aux corps et aux silences. Le mot fidèles engage le film dans une démarche quasi-documentaire, nourrie par un matériau authentique. Le scénario s’appuie sur les notes que Fanon a prises pendant ses consultations, précieuses archives que le réalisateur Abdenour Zahzah connaît bien, pour les avoir déjà mobilisées dans son précédent documentaire. Cette fidélité s’étend à l’esthétique : les séquences semblent parfois calquées sur de véritables documentaires psychiatriques des années 1950, recréant une atmosphère clinique, oppressante, où la frontière entre soin et domination coloniale devient floue. Le tournage sur le véritable site de l’hôpital de Blida-Joinville, là même où Fanon a exercé, confère au film une texture tangible. La présence de nombreux comédiens non professionnels, certains proches du monde psychiatrique, d’autres jouant leur propre rôle, finit de brouiller les pistes entre fiction et réel. Ce choix de mise en scène produit un effet assez rare : on a véritablement l’impression d’accompagner Fanon dans l’élaboration de ses idées, pièce après pièce, patient après patient et esprit après esprit. Un voyage mental et politique, à hauteur d’homme, dans ce que le cinéma peut offrir de plus précieux : une expérience incarnée de la pensée. Tout est déjà là, dans un titre aussi long que prémonitoire.
Image de couverture © Shellac
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Chroniques fidèles survenues au siècle dernier à l’hôpital psychiatrique de Blida-Joinville, au temps où le Docteur Frantz Fanon était Chef de la cinquième division entre l’an 1953 et 1956
Ce texte apporte un contre point à notre autre texte consacré au même film, disponible ICI Alors que les tensions diplomatiques entre la France et l’Algérie atteignent un pic inédit depuis la guerre d’indépendance, le cinéma semble redécouvrir – ou enfin découvrir – la personne de Frantz Fanon. Figure pourtant centrale de la pensée décoloniale,…