Nosferatu. Le non-mort, le démon. Nous connaissons tous de près ou de loin l’histoire d’un vampire charmant une humaine. Ce récit est le fruit d’une longue liste de films dont le premier, Nosferatu de Friedrich Wilhelm Murnau (1922), est inspiré du roman Dracula de Bram Stoker (1897). Après la version de Werner Herzog (1979), le Nosferatu de Robert Eggers est le deuxième remake de l’œuvre de Murnau tel un hommage direct. Le synopsis n’a donc rien de surprenant, l’histoire d’un mort-vivant originaire des Carpates, traversant le Vieux Monde pour séduire une jeune femme, cette dernière causant sa fin au chant du coq. Néanmoins, Eggers se démarque par un point de vue différent puisque le personnage principal n’est plus tant le Comte Orlok que l’héroïne, Ellen. 

Dans le Nosferatu d’Herzog, l’ambiance est plus inquiétante qu’horrifique. L’antagoniste  est une âme en peine cherchant désespérément l’amour et l’énonce clairement lors de sa rencontre avec l’héroïne, en se justifiant « The absence of love is the most abject pain » [traduction : « L’absence d’amour est la douleur la plus abjecte »]. Lucy (Isabelle Adjani), magnifique, telle une madone, se refuse au comte en dévoilant sa croix, dans un geste à la fois calme et puissant. L’héroïne, majestueuse et digne, plante son regard dans celui de Dracula en lui rétorquant « You may be assured even the unthinkable will not deter me » [traduction : « Vous pouvez être assuré que même l’impensable ne me découragera pas. »].  De la première à la dernière minute du film, Lucy gardera cette conduite mesurée et déterminée, jusqu’à son ultime sacrifice.  

L’œuvre d’Eggers s’en écarte à bien des égards. Le réalisateur, en mettant Ellen/Lily-Rose Depp à l’honneur, va travailler toute la complexité de la psychée du personnage et ses tourments. Robert Eggers le dit lui-même, les scientifiques de l’époque pensaient que les crises de somnambulisme étaient une porte vers d’autres mondes. C’est précisément ce que le réalisateur va mettre en images, et ce dès la première scène lorsque Nosferatu répond à sa prière, l’amenant à ce qui ressemble à une crise d’épilepsie. 

Ellen est tout le contraire d’Adjani. Plus expressive, exprimant physiquement ses peurs et ses tourments, parfois jusqu’à “l’hystérie”, elle est une victime du comte Orlok, mais aussi des hommes qui l’entourent et plus largement de la société patriarcale du XIXème siècle. Nous la voyons vaciller progressivement, s’enfoncer dans la folie jusqu’à être possédée. 

Plus grave encore, elle est coupable. Coupable d’avoir appelé de ses vœux la Bête (« Come to me »), coupable de l’avoir désirée, telle Eve, elle est à l’origine du Chaos qui se déploie sous nos yeux.

Nous assistons ici à l’incarnation du vœu le plus cher de la protagoniste, la venue de la Mort. Et cette Mort-là n’est pas séduisante, ni élégante. Elle est au contraire laide, terrifiante, obscène dans sa manière de dévorer ses victimes . Il est impossible de la regarder dans les yeux, impossible de la voir, elle échappe à notre regard, traverse les âges et appartient aux Ténèbres. Sa Présence s’incarne en un râle dont la langue, le Dace, est morte ; lorsque Nosferatu s’attaque à ses proies, ce n’est plus à leur cou mais à leur cœur qu’il s’en prend. Il avale leur sang à grandes lampées, les viole ouvertement. 

Loin du roman de Bram Stoker, de l’adaptation de Coppola (1992), de Murnau et Herzog, notre Nosferatu est tout sauf une romance. Ellen n’est pas la dernière parcelle d’humanité restante du monstre, elle est une ultime proie pouvant assouvir sa lubricité. Aucune douceur dans leurs échanges, plutôt une violence et une soumission qui seront fatales à l’héroïne. 

La mise en scène est un rappel direct et assumé au cinéma de Murnau, par sa théâtralité (l’ombre de la main passant sur la ville, rappelant l’emprise de Faust, 1926), la posture des personnages face à l’écran renforçant l’impression d’assister à une pièce, ou encore les ruptures de tons entre les intérieurs (chauds et dorés, le plus souvent dans un clair-obscur marqué) et les extérieurs (froids et bleutés), caractéristiques du cinéma expressionniste allemand. Cependant, Eggers apporte nettement sa touche avec des images léchées et très picturales, renvoyant au Romantisme allemand.

Courant artistique européen du XIXème siècle, le Romantisme puise ses racines dans l’Allemagne de la fin du XVIIIème siècle. En rébellion contre la doxa très classique dans l’art (littérature, peinture etc.), des artistes comme Caspar Friedrich réalisent des œuvres mélancoliques, spirituelles, avec de nombreuses nocturnes inquiétantes et irréelles. C’est une époque qui tend à montrer les folklores existants, les mythes anciens, qui fait la part belle à Dieu, au Diable et à la folie dans des peintures embrumées. C’est d’ailleurs à cette époque que Goethe écrit l’histoire de Faust pactisant avec le Diable pour avoir accès à l’inspiration éternelle. Or c’est précisément ce qu’Eggers représente dans son film : des rituels tziganes à la seule lumière de torches, des forêts sombres et inquiétantes, un château à l’allure spectrale. Enfin, n’est plus mis en scène une jeune vierge pure et innocente, mais une jeune femme qui appelle ardemment et volontairement la Bête. En étoffant le personnage d’Ellen, en le rendant plus complexe, Eggers apporte une vision nouvelle, en nous faisant intimement pénétrer dans les mentalités du XIXème siècle. 

La décadence de l’héroïne, tour à tour faible physiquement, sensuelle, hystérique, possédée, sexuelle, est victime des hommes qui l’entourent. Prisonnière de son hôte, Friedrich, qui finit par l’attacher à son lit la croyant malade mentale, son étroitesse d’esprit conduira sa famille et lui-même à la mort. La détestant ouvertement, répugnant même à la toucher, Friedrich perçoit Ellen comme une créature malade et décadente. Le paternalisme du personnage est l’incarnation de la misogynie du XIXème siècle qui voit en la femme « fatale » une pathologie sexuelle à réprimer et soigner absolument. Encore un peu et notre héroïne était envoyée à la Salpêtrière. Ce phénomène de société devient le message de fond du film d’Eggers, Nosferatu reflétant l’incarnation de la frustration sexuelle d’Ellen, son objet de désir autant que de terreur.

Loin d’être une romance, Nosferatu est donc une œuvre à l’inspiration profondément romantique, tant dans le sublime de ses images que dans son propos. Plus viscéral, plus bestial que les deux premiers, ce film n’est sûrement pas féministe, mais néanmoins raconte l’histoire d’une culture misogyne, à l’instar de The Witch (2015), qui opprime et refoule les désirs des femmes, sous peine de les traiter de sorcières, ou de catin de l’enfer. 

Ce dernier film d’Eggers est , à mons sens, une véritable œuvre picturale, en hommage à deux courants artistiques allemands, permettant de développer un message de fond finalement très ancré dans nos préoccupations contemporaines. Avec Nosferatu, Robert Eggers pactise avec le Sublime.

Uttewalder Grund, Caspar Friedrich, 1825.