Par où commencer lorsqu’on évoque la vie du frère Marie-Victorin ? Par Flore laurentienne, l’ouvrage monumental qui recense l’ensemble de la flore du Québec et demeure une référence scientifique ? Par la fondation du Jardin botanique de Montréal, encore aujourd’hui l’un des plus grands au monde ? Ou par le fait qu’il fut professeur de botanique renommé, survivant de la tuberculose et, accessoirement, l’un des intellectuels québécois les plus marquants du XXᵉ siècle ? Tous ces éléments suffisent à remplir plusieurs biographies. Mais depuis 2018, notre regard sur ce scientifique s’est nuancé, presque bouleversé, grâce à la publication de deux ouvrages rassemblant sa correspondance privée avec Marcelle Gauvreau, son assistante personnelle. Ces lettres, longtemps restées inédites, dessinent une facette plus intime et secrète, de cette figure publique. Leur rencontre remonte à 1932 lorsque Marie-Victorin engage Marcelle comme secrétaire. Entre eux, une relation rare se tisse, un amour platonique, qui résiste au temps et aux convenances, jusqu’à la mort du frère en 1944. C’est précisément cet angle si beau que choisit Lyne Charlebois pour son nouveau long-métrage, qui sort ce mercredi. Le film s’ouvre sur la lecture, et l’écriture à la machine d’une lettre, comme pour signifier que c’est ici, dans ces écrits, que l’on peut chercher l’intime. Plutôt que de livrer un biopic académique, elle opte pour un récit à hauteur de cœur, à travers la lecture et la mise en scène de ces lettres amoureuses. Le scientifique y apparaît moins comme une statue figée dans l’histoire que comme un homme traversé par le désir, la tendresse et la complexité des sentiments. Qui dit échanges épistolaires signifie donc que ce qui intéresse la cinéaste ce n’est pas une personne mais bien deux, et Lyne Charlebois choisit donc de nous montrer à parts égales le point de vue de Gauvreau et de Marie-Victorin. Dans cet échange épistolaire, ce n’est pas seulement une histoire d’amour qui se déploie, mais aussi un portrait d’époque, celui d’un Québec encore corseté par la religion et les codes sociaux, où l’expression des émotions devait trouver ses détours.
La relation entre Marie-Victorin et Marcelle Gauvreau est presque plus fascinante que la biographie officielle du frère, et ce pour deux raisons. D’abord, parce qu’elle ne nous parvient qu’à travers des lettres. Or une lettre, si intime soit-elle, n’est jamais une transparence absolue. C’est une intimité construite et façonnée pour celui ou celle qui la lira. Elle est un geste adressé et donc une mise en scène de soi. Par nature, elle laisse un vide autour d’elle : des hors-champ et des zones d’ombre que la fiction se charge ici de combler. Lyne Charlebois s’y engouffre volontiers, multipliant les séquences qui explorent ce que les mots ne disent pas. Deuxièmement, cette relation elle-même est traversée par l’incertitude. Les lettres regorgent de sentiments puissants, d’élans d’affection qui frôlent parfois la déclaration amoureuse. Pourtant, tout semble conspirer à rendre cet amour impossible. Lui, religieux, beaucoup plus âgé, installé dans une position professionnelle dominante. Elle, jeune secrétaire, en situation de dépendance hiérarchique et sociale. L’un des pièges évidents pour un film historique est de rester trop rivé à la reconstitution, au point de se transformer en musée figé. Dis moi pourquoi ces choses sont si belles tombe un peu dans ce travers durant sa première moitié : la mise en scène respecte scrupuleusement la période, les décors sont impeccables et les costumes irréprochables mais l’ensemble manque parfois d’air, comme s’il se contentait de rejouer le passé. Puis, soudain, un geste de mise en scène vient tout bouleverser. Les acteurs qui incarnent Marie-Victorin et Marcelle apparaissent, cigarette et téléphone à la main. Nous ne sommes plus dans les années 1930, mais bien aujourd’hui. On comprend alors que ces interprètes contemporains rejouent depuis le début la correspondance des deux amants impossibles. Des acteurs incarnant d’autres acteurs, qui incarnent à leur tour Marie-Victorin et Marcelle Gauvreau. Ce dédoublement, presque anodin en apparence, change tout puisqu’à force de répéter les mêmes dialogues et de se laisser absorber par la prose amoureuse, ces deux interprètes finissent eux aussi par tomber amoureux, mais des décennies plus tard. Simple dans son principe, ce film dans le film se révèle d’une efficacité redoutable puisqu’il suggère que l’amour entre Marie-Victorin et Marcelle est de nature intemporelle, assez puissant pour traverser les conventions sociales, la morale religieuse et même les époques. Tout cela grâce à quelques phrases couchées sur papier, dont la force émotionnelle dépasse largement leur contexte historique. Ces choses si belles sont, bien sûr, les merveilles naturelles que contemplent et analysent les deux chercheurs. Mais à la lumière de ce film, on réalise que la véritable beauté ne réside pas seulement dans les fleurs rares ou les feuilles minutieusement observées, elle se trouve dans le regard que Lyne Charlebois pose sur cette histoire. Un regard qui capte la fragilité des gestes, la vibration des émotions, et qui transforme une correspondance vieille de plusieurs décennies en un histoire contemporaine.
Image de couverture © Les Films Opale
Dis-moi pourquoi ces choses sont si belles de Lyne Charlebois
Inspiré d’une histoire vraie
Québec
Sortie au cinéma le 20 août 2025
Durée : 1h39
Festival FFA 2024 – Couronné du Valois de la Meilleure Actrice pour Mylène MacKay
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Dis moi pourquoi ces choses sont si belles
Par où commencer lorsqu’on évoque la vie du frère Marie-Victorin ? Par Flore laurentienne, l’ouvrage monumental qui recense l’ensemble de la flore du Québec et demeure une référence scientifique ? Par la fondation du Jardin botanique de Montréal, encore aujourd’hui l’un des plus grands au monde ? Ou par le fait qu’il fut professeur de…
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