Bien que pour beaucoup, Jocelyne Saab reste la figure du cinéma libanais avec des films tels que Beyrouth, ma ville (1982) ou Lettre de Beyrouth (1978), il n’en reste que d’autres cinéastes mettent le Liban au centre de leurs films. Farouk Beloufa (Nahla, 1979) ou bien Ghassan Salhab en sont la preuve : le Liban, en plus d’être terrain de guerre, devient terrain d’images, de cinéma.

Quand le cinéma place le Liban en terre intime et collective.

Ghassan Salhab affirme s’être senti en quelque sorte étranger au Liban dans sa jeunesse, jusqu’à trouver dans la salle de cinéma un certain échappatoire. Beyrouth fantôme (1998) ne donne pas cette même impression puisqu’il se présente comme un film profondément intime dans sa vision de la capitale dont Ghassan Salhab dresse un portrait rural dans la manière qu’ont les habitants de se comporter en collectivité en toute proximité. Tout le monde se connaît, Hanna est reconnue de tous, sa vie intime s’extériorise bien qu’elle ne le veuille pas, Khalil, incarné par Aouni Kawas – acteur phare de Ghassan Salhab à en voir sa présence aussi dans Le dernier homme (2006) et La Vallée (2014) –, réapparaît subitement, il est reconnu peu à peu dans les quartiers.

Au fur et à mesure des films de Ghassan Salhab, le Liban et particulièrement sa capitale Beyrouth résonnent comme une terre d’aller(s) et venue(s), un point de passage, duquel certains s’exilent. Toutefois, jamais elle ne deviendra un espace de non-retour. Khalil – celui de Beyrouth fantôme, non de Le dernier homme – réapparaît brusquement, Tarek (Rabih Mroué) revient d’un exil, Soraya (Carole Abboud) veut partir, Fadi (Fadi Abi Samra) s’absente un mois dans les montagnes. Tout est excuse pour partir mais la raison du retour semble floue : est-ce l’aspect communautaire qui manque, des raisons personnelles ? Nous ne le savons pas réellement mais leur retour semble comme sensé, trop même pour être explicité.

Avant de devenir terrain d’image, de cinéma, le Liban reste une zone de constantes guerres.

Il est quasiment impossible de penser Liban sans penser guerre. Si l’on prend les films évoqués en exorde de cet article, chacun évoque le pays en prenant une de ses tristes caractéristiques : la violence. Beyrouth, ma ville fait du siège de la capitale sa base, Lettre de Beyrouth prend pour noyau une période de trois ans après la guerre civile, et Nahla se déroule après la bataille de Kfar Chouba (village libanais en partie occupé par l’armée israélienne depuis 1982), en janvier 1975. Pour ne parler de guerre, de batailles, la violence libanaise se fait aussi par le pouvoir, par la division des peuples comme ont pu le montrer les guerres civiles. La brutalité touche jusque dans les rues du pays.

« Le vandalisme de banques, de leurs distributeurs automatiques, et de la sacro-sainte propriété privée (celle publique étant bien entendu soit inexistante, hors service, soit largement dilapidée), notre rage à coups de pétards, de pierres et de bouteilles vides en plastique, ne pèse vraiment pas lourd dans l’affaire. Et comme le dit un graffiti : Il est trop tard pour être calme. »

Ghassan Salhab, Liban: « De la violence » 1, Lundimatin

Le rapport qu’entretient Ghassan Salhab avec le pays bien que complexe semble se modifier – si l’on suit l’entretien accordé à Dérives autour du cinéma 2 – lors des guerres libanaises. Il a dix sept ans lorsque la guerre civile débute et bien que son implication dans la lutte palestinienne soit plus importante que dans la lutte libanaise, il affirme que les périodes de guerre « laissent de profondes traces ». Ces traces sont à la fois mentales, physiques : on le voit sur les personnes – un homme dans Beyrouth fantôme vit agrippé à sa radio allumée, jour et nuit –, sur les bâtiments ou plutôt leurs carcasses le plus souvent. C’est dans une ville squelettique qu’un peuple tente hargneusement de se reconstruire; c’est avec les souvenirs meurtris que chaque habitant vit. Cette vie, comme nous le voyons dans le premier long métrage du cinéaste, a un avant et un après, avec pour pivot la guerre. Dans ses films où la fiction se mêle au documentaire, plutôt que la guerre, Ghassan Salhab choisit l’après; et à l’armée il préfère la paix. Son dernier long métrage, La Rivière (2021) est marqué par les bruits d’avions de chasse revenant à de multiples reprises : jamais ils ne se matérialiseront à l’écran mais au fur et à mesure qu’on les entendra, la femme et l’homme – couple séparé –, s’enfonceront petit à petit dans la forêt. Les lourds bruits des avions de guerre ne sont qu’un rappel, celui que le combat n’est jamais loin.

À la fin des années 80, le Liban voit une lueur de paix apparaître. Pourtant lorsqu’une femme se livre à la caméra de Ghassan Salhab sur un fond blanc – dans Beyrouth fantôme –, nous comprenons que la vie d’après-guerre semble superficielle, comme si la guerre devenait synonyme de nostalgie. Le portrait d’un pays en paix devient, à la grande surprise, le portrait d’un peuple en peine. 

Renverser le quotidien par la fiction fantasmagorique et spectrale.

Dans Le dernier homme, le quotidien d’un peuple est bouleversé par une série de meurtres : chaque corps a cette même trace de morsure dans le cou, Khalil, médecin semble-t-il adoré par ses patients, se suspecte lui-même. Le personnage prouve que le pays ne peut-être une terre d’oubli : où qu’il soit, et bien qu’il veuille se terrer dans l’ombre, une de ses patientes le reconnaît, l’interpelle et lui se sent vulnérable, son caractère effraie la femme. Khalil subit la situation, le film, ses patient-es. Il a beau errer dans les rues, derrière les voitures, il est cerné par une ville comme fantomatique. La question spectrale intervient à plusieurs reprises dans le cinéma de Ghassan Salhab, littéralement d’abord avec le titre du premier long métrage, Beyrouth fantôme, mais aussi avec le métier de guide touristique de Soraya. Le passé se mêle au présent, faisant de Beyrouth une ville marquée par la guerre, les ruines – ville détruites de nombreuses fois suite aux guerres –, l’Histoire, comme un spectrale visible, hantant la capitale. Cette atmosphère spectrale est approfondie par le dernier long métrage du cinéaste, La Rivière. Nous l’avons mentionné plus tôt lorsque nous parlions d’avions, les deux personnages (incarnés par Ali Suliman et Yumna Marwan) s’enfoncent petit à petit dans la forêt, celle-ci devenant microcosme spectrale. Lorsque la caméra filmera seulement l’homme, dans son entièreté, la brume envahira l’espace, le cadre. Le brouillard prendra le dessus sur les deux personnages jusqu’à ce que la nuit s’en emparera. La solitude des personnages tout au long du film et ce dès la scène introductive au restaurant – pourtant lieu de rencontres, de rassemblement –, renforce cet aspect spectral et fantomatique.

Ghassan Salhab fait acte d’affranchissement narratif pour bousculer une conventionnalité.

Le récit de Beyrouth fantôme n’est pas véritablement conventionnel : démarrant d’une histoire amoureuse prétendue secrète, passant à la réapparition subite de Khalil, et naviguant entre de brèves entrevues, le film ne se laisse pas voguer sur une seule et simple histoire. Par cet ensemble de récits, Ghassan Salhab parvient à livrer un nouveau portrait du Liban. Ce dernier affirme dans l’entretien susmentionné 3 ne pas vouloir « concevoir un récit “normal” ou “narratif” […] codifié ». La conventionnalité narrative s’échappe du cinéma de notre cinéaste pour laisser libre exposition au Liban. Bien que la mémoire ne soit pas exempte de la guerre, le pays vit, communique, les marchands vendent, les voitures circulent. 

Parmi les multiples récits de Terra incognita (2002), de Soraya (guide touristique), Tarek (ancien exilé), Nadim (architecte), Haïdar (animateur radio) et Leïla, résonne un cri, celui du Liban. Terre dont le rapport au temps s’opère continuellement, faisant dialoguer à la fois passé et présent. Pourtant, certains passages de ce second long métrage de Ghassan Salhab font du présent un temps fixe, continu, stoppé net. Le bar est l’espace explorant le mieux ce processus : l’extra-diégétique prend le dessus, les images semblent ralenties, donnant l’impression d’une immobilisation du moment comme suspendu. Au contraire, Terra incognita et bien d’autres scènes du cinéaste (Beyrouth fantôme, Maintenant (2021)4) font de la voiture un mouvement sans véritable but, dont on ne connaît pas la destination précise (de même parfois pour les personnages dont un s’écrira au volant, « putain, où est-ce qu’elle [Soraya] m’amène ? »). La voiture permet au cinéaste de nous accompagner dans une exploration des rues, d’une Histoire. Ghassan Salhab et sa fétiche caméra embarquée parcourent la région comme personne, en faisant vivre des récits singuliers autour du récit du Liban.

Notes :

  1. Liban: « De la violence est un article de Ghassan Salhab paru dans Lundimatin #229, le 10 février 2020. ↩︎
  2. Entretien avec Ghassan Salhab, le 10 juillet 2011, par Laura Ghaninejad et David Yon : https://derives.tv/entretien-avec-ghassan-salhab/ ↩︎
  3. Ibid. ↩︎
  4. Maintenant est un court métrage de Ghassan Salhab disponible sur le Vimeo du cinéaste : https://vimeo.com/ghassansalhab ↩︎


Coffret DVD sur Ghassan Salhab, Shellac : ICI

Image de couverture de l’article issu du film La Rivière (2021) © Les Films du Losange


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