Le film s’ouvre, avec ces bâtiments qui semblent se toiser dans lesquels hommes et femmes, tous ouvriers, ne cessent, jour et nuit, de coudre, dans une ambiance carcérale. La marchandise dit l’état de la production. Les ouvriers, ignorés occultés, en racontent l’évolution et l’histoire. Les mécanismes qui rendent cette production possible sont relégués au rang d’omissions. Wang Bing choisit de les réinvestir, dans cette deuxième partie du triptyque Jeunesse. L’équipe de tournage (essentiellement les opérateurs caméra), pendant de courts instants, délaisse le rôle d’observateur qu’elle occupe d’habitude chez le cinéaste, pour ancrer matériellement le tournage dans les processus de production. Un opérateur, c’est intrinsèquement encombrant et intrusif, chose que lui rappellent un certain nombre de travailleurs : il est parfois interpellé par les ouvriers, ravivant cet intérêt que porte Wang Bing au réel brut. De l’autre côté, les patrons sont peu inquiétés, à tel point qu’on peut les déranger à n’importe quelle heure pour réclamer sa paie, autant que pour capturer quelques images. La tension qui innerve tout le métrage se situe donc dans une certaine notion d’équité : à qui peut-on voler des fragments d’intimité pour les rendre éternels, signifiants et emblématiques de leur condition ? A cela s’ajoutent lesdits fragments choisis, parcourus par une trivialité intrinsèquement variable (regroupements après une altercation, brimades, chamailleries).
Parmi les ramifications induites par cette trivialité, arrive un moment où la production se débraie de façon permanente. La conflictualité entre cette bourgeoisie et ce prolétariat atteint son point névralgique, là où elle ne convertissait pas en action directe dans Le printemps. Il est alors question, pour les ouvriers, d’envisager une nouvelle forme de subsistance et d’organisation. Dès lors, le quotidien se reforme progressivement et s’articule autour de nouvelles problématiques matérielles ; le temps devient l’unique ressource disponible, d’autant plus précieuse que la période des fêtes approche. Le nouveau geste de captation, celui d’un témoignage, exacerbe l’impuissance du cinéaste, en dépit de son statut d’ordinaire démiurgique. Ne restent plus que ces fragments, comme espace consacré aux anonymes et à leurs tourments.
Jeunesse (Les Tourments), Wang Bing, 2025
Distribution : Les Acacias
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