L’histoire du cinéma est truffée, pour ne pas dire quasiment en permanence, de films à la production chaotique, notamment aux Etats-Unis. Entre La porte du paradis ou bien Apocalypse Now, La forteresse noire n’est pas le plus connu. La ressortie par Carlotta en salle du film de Michael Mann, nous permet de nous pencher sur ce film trop longtemps invisibilisé au cinéma.

Avant son explosif Heat ou son travail à la télévision avec Deux flics à Miami, Michael Mann adapte en 1983, pour son deuxième long-métrage, le roman d’horreur de F. Paul Wilson : La forteresse noire1.

Le film, comme le roman, se déroule en 1941, une troupe de soldats allemands doit investir un village roumain, niché au cœur des Carpates. Ils s’installent dans la mystérieuse forteresse du village malgré les avertissements du gardien. La nuit venue, des soldats délogent une croix en nickel, pensant qu’elle était en argent, et libèrent une créature surnaturelle. Chaque nuit, elle tue un soldat.

Avec une telle histoire, c’est l’occasion pour Michael Mann au début de sa carrière, d’explorer un nouveau genre cinématographique comme une quête de son propre style : l’horreur (genre qu’il délaissera ensuite pour se tourner vers des récits plus policiers). Et il ne manque pas d’ambition pour adapter le roman de F. Paul Wilson : parabole sur le mal absolu, décor et un montage initial de 3h30. Malheureusement, l’échec de La Porte du paradis de Cimino est encore frais dans la tête des producteurs de l’époque et les ambitions sont alors revues à la baisse. Ajoutons à cela un tournage difficile qui durera un an, une météo difficile et la mort du responsable des effets spéciaux en plein tournage, le rêve de Mann se transforme en cauchemar.

Pourtant, La forteresse noire a quelque chose de fascinant. C’est un film qui est visuellement très beau, dès les premiers plans : Mann sait faire des gros plans et attrape tout de suite le spectateur, ce n’est donc pas étonnant qu’il commence avec un tel plan. Les décors de ce village roumain, entièrement construit dans une mine d’ardoise au Pays de Galles, fascinent et nous plongent déjà dans un monde inconnu où règne le mystère et le mystique. Puis, il y a cette forteresse qui donne son titre au film : oppressante et mystérieusement attirante. Indéniablement, le film accroche dès le début avant de nous percuter avec des effets spéciaux aussi kitsch que vieillots. Si l’on est habitué aux polars très urbains de Mann, il réussit son pari de nous amener complètement ailleurs (comme il a si bien réussi à faire avec Le dernier des Mohicans en 1992) tant au niveau visuel que sonore avec la très bonne musique du film signé Tangerine Dream, accentuant l’élan mystique du film.

Toute la mise en scène de Michael Mann sert son propos autour du mal absolu qui ressort dans le film. Nous pourrions presque rapprocher le film de ceux de John Carpenter tant l’idée du mal est importante dans La Forteresse noire. Comme chez Carpenter, Mann se sert d’éléments fantastiques et d’horreur pour parler de mal plus terre à terre et concret en plaçant, notamment, son récit en pleine Seconde Guerre mondiale. Le mal a donc deux faces dans le film : une face fantastique avec cette créature, du nom de Molasar, qui tue certes des nazis mais qui n’était pas enfermés dans cette forteresse sans raison, et une face concrète avec la présence d’un groupe de SS n’hésitant pas à fusiller des villageois pour l’exemple. Comment alors faire face à ces deux faces d’une même pièce ?

C’est la question qui va intéresser Mann dans La Forteresse noire. Et à travers cette question, il en pose une autre : jusqu’où faut-il aller pour combattre le Mal ? La réponse du film se fait via le personnage joué par Ian McKellen, un professeur juif et malade transféré depuis un camp d’extermination avec sa fille dans la forteresse pour résoudre le mystère de la créature de la forteresse. Ce professeur a vu toute l’horreur des camps et sait que le mal a le visage des soldats allemands avec qui il est obligé de vivre dans la forteresse. Son seul but est de protéger sa fille de ce mal. Et pour le combattre il n’a pas d’autre choix que d’être tenté par le mal fantastique qu’est Molasar. Il est intéressant de noter que pour manipuler le personnage, la créature se présente comme le Golem des légendes juives. Sauf que contrairement à la légende juive, ici la créature fantastique n’est pas dépourvue de libre arbitre et cherche plutôt sa liberté en manipulant le professeur. Il se dessine alors un schéma issu d’un autre mythe : celui de Faust. En effet, Molasar propose un échange digne du mythe faustien au professeur en le guérissant et ainsi gagner sa confiance. Du côté du professeur, tel Faust tenté par Méphistophélès, il ne voit pas les dangers de cet échange.

Mann utilise alors différentes références à différents mythes qui questionnent déjà la question du Bien et du Mal et de la tentation de ce dernier. Cependant, les différentes difficultés du film durant la production ne permettent pas au film de plonger dans cette vaste question philosophique et nous sentons que les références au mythe faustien ne sont que survolé et les personnages ne sont pas développés. Il en ressort de La Forteresse Noire une sorte de frustration. Une frustration de ne pas avoir vu le film complet, amputé de ce qu’il a de plus intéressant. Malgré la belle restauration 4K de Carlotta, nous sommes face à film qui n’est pas abouti dans lequel son auteur n’a pas pu s’exprimer le plus librement possible. Nous avons alors la sensation d’avoir un film en suspens.

La version complète de Mann n’existe que dans son esprit. Ne pas y avoir accès rend le tout très frustrant. Cependant, La Forteresse noire est une curiosité cinématographique, tout comme les films ayant une production chaotique. Il en reste également des bons points comme la mise en scène très précise de Mann, la lumière et les décors, la superbe musique de Tangerine Dream et les effets spéciaux aussi kitsch que géniaux qui nous ramènent à l’époque des années 80. Il n’y a plus qu’à espérer qu’un jour, nous aurions le droit ne serait-ce qu’à quelques bribes du film qu’aurait pu être La Forteresse Noire dans son entièreté, comme l’a imaginé Michael Mann

  1. Edité en France en 1982 sous le titre Le Donjon, réédité en 1984 sous le titre La forteresse noire. ↩︎

La Forteresse noire est un film de Michael Mann, ressorti au cinéma le 14 mai grâce au distributeur Carlotta.


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