Adaptant librement la vie de la chanteuse Lale Andersen, Rainer Werner Fassbinder perpétue un travail initié avec Le mariage de Maria Braun sur la place des femmes dans l’Histoire allemande. Bien que proche dans sa construction des trois films de sa célèbre trilogie BRD ou dite allemande (Le Mariage de Maria Braun (1979), Lola, une femme allemande (1981) et Le Secret de Veronika Voss (1982), Lili Marleen a la particularité de reprendre la vie d’une personnalité célèbre de l’Histoire de la Seconde Guerre mondiale et donc de ne pas inventer de toute pièce son intrigue et son personnage principal.
Profitant d’un budget conséquent, déjà expérimenté avec Berlin Alexanderplatz en 1980, Fassbinder en profite pour continuer un travail de mise en scène outrepassant la simple théâtralisation de son cinéma. Tout en gardant l’essence de son œuvre, Fassbinder va profiter de cet argent pour exploser un cadre souvent limité à une scène de théâtre et proposer d’imposants décors de studio, des mouvements de caméra plus fluides, aidés par des rails, davantage de figurants et une impression de vie bien plus imposante en extérieur.
Mais le film reste proche de ses thèmes habituels. La femme y tient un rôle central, et le budget lui permet de fait, et grâce aux éléments déjà cités, de se rapprocher davantage de son maître à penser, Douglas Sirk. Car l’on tient bien ici l’un de ses films les plus sirkiens : de par sa construction mélodramatique de la vie de Lale Andersen, teinté d’événements historiques forts, la Seconde Guerre mondiale, Fassbinder inonde Lili Marleen de son amour des productions du réalisateur allemand, connu pour ses productions étasuniennes. Nous nous retrouvons face à un film d’une grande beauté, rappelant Le temps d’aimer et le temps de mourir de Sirk (1958), et jouant avec brio avec les effets de lumière. Cette dernière est constamment baveuse, saturée, ce qui détourne le film du simple biopic ou d’une banale biographie. De plus, Fassbinder s’inspire du kitsch du cinéma allemand des années 50 en faisant explicitement référence à …Wie einst Lili Marleen de Paul Verhoeven (1956), qui ne traite pas de l’histoire de la chanson ci-nommée mais plutôt d’une histoire d’amour durant la guerre. La référence est totale car Fassbinder permet à l’acteur principal du film de 1956, Adrian Hoven, de jouer l’un de ses derniers rôles dans Lili Marleen.
La mise en scène de Fassbinder fait écho également à Mirage de la vie de Douglas Sirk (1959) qui jouait déjà d’effets de lumière particuliers que Fassbinder s’amuse à exagérer jusqu’à l’outrance pour créer un jeu de faux semblant entre l’Histoire réelle de la Seconde Guerre mondiale, toujours complexe à aborder en Allemagne, et cette vision idéalisée qu’elle proposait. Lili Marleen s’avère même bien plus frontale que le cinéma habituel de Fassbinder, ne laissant place qu’à peu d’ambiguïté quant à la représentation du nazisme. L’ambiguïté se situe alors davantage dans la construction des personnages entourant Willie, joué par Hanna Schygulla. Fassbinder jouant ici avec les limites de son sujet, rendant certains personnages particulièrement antipathique dans cet entourage proche de son personnage principal. Dans une forme d’auto-citation (La Rôti de Satan, Roulette Chinoise) Fassbinder aime à construire des personnages ambigus qui viennent ici accentuer son propos sur le nazisme. En effet, les personnages en question sont souvent juifs, renvoyant à l’image caricaturale qu’en ont alors les nazis et permettant, dans toutes les strates du film, de laisser à voir frontalement son propos.
Le nazisme a, pour Fassbinder, un aspect factice et rendu ici par des jeux de miroir, de surcadrage , des acteurs souvent filmés à travers une vitre, une porte, un entrebâillement de fenêtre, ou encore des ruptures de ton avec un montage souvent brutal et qui laisse à penser que tout sonne faux dans ce monde se prenant autant au sérieux.
La ressortie de Lili Marleen au cinéma et en Blu Ray par Carlotta est d’autant plus intéressante depuis la sortie de La Zone d’intérêt et il est judicieux de relier les deux œuvres.
Jonathan Glazer a bien entendu, une mise en scène bien plus expérimentale (même si Fassbinder se défend bien par ses effets) et froide que Fassbinder, mais le fond semble se rapprocher. Il est question de la fausseté et de la vision que renvoie le nazisme sur le spectateur. Finalement, les deux réalisateurs tentent un jeu de dupe, un jeu cynique, avec son public en le mettant face au fait accompli. L’absurdité du nazisme pullule dans la société de l’Allemagne des années 80, et la société capitaliste des années 2020. Et bien que Fassbinder tente d’éviter toute forme d’identification à ses personnages, il est intéressant de se rendre compte que les envies de ces personnalités du nazisme, de réussite, de possession, de domination parfois, sont plus proches de ce que notre société préconise que de celles des victimes de cette époque.
Le personnage d’Hanna Schygulla ne devient qu’une immense pub à la gloire d’un régime autoritaire, pleine de paillettes et d’une réussite factice, qui permet à Fassbinder de tendre vers l’absolu du mélodrame allemand en construisant un film puissant, magnifique, coloré et réussi. D’ailleurs Hanna Schygulla n’a jamais été aussi théâtrale et désincarnée que dans ce rôle, si ce n’est peut-être dans Effi Briest, où elle explose par son talent à l’écran à chaque scène où elle apparaît, tout en ne semblant jamais vraiment réelle et pouvant créer un certain malaise chez le spectateur.Malgré sa déception, Fassbinder n’étant que peu satisfait de ce film, il approfondit son travail formel et tentera de l’accentuer davantage dans Lola, une femme allemande (1981) et Querelle (1982), qui tendent à devenir ce qu’il a fait de plus fassirkien de sa carrière tout en se rapprochant davantage de la théâtralité de son cinéma passé.
Image de couverture © Carlotta Films
Lili Marleen est une ressortie des Éditions Carlotta
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