Clinique, aride, dévitalisé… Voilà l’énumération d’adjectifs qui se formait dans mon esprit à la sortie de mon premier visionnage des Linceuls. Le dernier opus de Cronenberg est définitivement macabre, mal aimable et, à en croire les agrégateurs de retours spectateurs, tout aussi mal-aimé.
Pourtant, si mon avis initial concordait avec cette réception négative générale, je ne pouvais me résoudre à faire le deuil d’un cinéaste aussi important pour ma cinéphilie. Le Cronenberg subversif exaltant autant le sang que le sens, la chair sensuelle (Crash, 1996) aussi bien que celle horrifique (Chromosome 3, 1979 ; La Mouche, 1986) pouvait-il avoir totalement disparu ? L’artiste visionnaire explorant les liens complexes entre le virtuel et le charnel (Vidéodrome, 1983 ; Existenz, 1999), entre les désirs de l’homme et ses machines (tout aussi désirantes) avait-il dit son dernier mot ? Il me fallait retourner sur la tombe pour tenter d’exhumer un sens de cette œuvre aux allures de macchabée.
Lutter contre le deuil
De deuil impossible et de retour incessant à l’être perdu, il est justement question dans Les Linceuls. Inspiré en partie par la perte du réalisateur de sa femme en 2017, Vincent Cassel y interprète Karsh, entrepreneur high-tech se refusant à faire le deuil de son épouse, Becca (Diane Kruger), morte d’un cancer il y a de cela six ans. Pour y faire face, il développe avec sa compagnie, GraveTech, des tombes permettant aux familles accablées de suivre en direct, à l’aide de capteurs vidéo 3D implantés dans les linceuls, la décomposition du corps de l’être aimé disparu. Le tombeau de sa femme étant évidemment au centre du dispositif. Une idée de scénario comme seul le maître canadien du “body horror” peut en avoir.
Mon deuxième visionnage n’a pas effacé les défauts et les limites de l’exécution du projet, loin s’en faut. Le scénario souffre notamment d’une greffe qui ne prend pas entre le parcours de Karsh à travers son affliction sans fond et une intrigue de complot international donnant lieu à des scènes d’une platitude et d’un grotesque affligeant. Les dialogues sont quant à eux atteints d’une “exposivite aiguë”, les protagonistes exposant toutes leurs pensées les plus sombres et les plus intimes, dans un flot de paroles sans filtre qui confine tour à tour au génie et à la catastrophe. Ces réserves étant dites, je vois aussi dans Les Linceuls, une forme d’aboutissement de thématiques autour desquelles Cronenberg a tourné toute sa carrière (la mort, “l’effacement” du corps dans les espaces virtuels, etc…) et une confirmation renouvelée de sa singularité absolue dans le cinéma dit “d’horreur”.
Érotique du deuil
Pour comprendre les enjeux du cinéma cronenbergien, peu de lectures sont aussi fructueuses que celle de L’Anti Oedipe (1972) de Gilles Deleuze et Félix Guattari, essai philosophique fascinant pour le Désir et contre la réduction qu’en fait la psychanalyse. Non pas que Cronenberg soit totalement sur la même ligne de pensée, ayant d’ailleurs consacré un film entier à Freud et Jung (A Dangerous Method, 2011). Cela ne l’empêche pas d’être, dans Les Linceuls, en étroit dialogue avec une des thèses centrales de l’ouvrage, celle que le “manque”, en tant que tel, n’existe pas et que ce sentiment correspond toujours à une “production” de désir.
Désir de voir la personne aimée, de la tenir dans ses bras, de coucher avec elle… Le film insiste particulièrement sur ce dernier point, un sujet rarement abordé aussi frontalement au cinéma : le deuil érotique. La perte irrémédiable d’un corps adoré, qu’on avait fini par connaître par cœur, qu’on ne retrouvera jamais à l’identique. Cette absence lancinante donne lieu, chez Karsh, à une véritable “érotique du deuil” multipliant les productions de désirs polymorphes ; de rêves à la sensualité troublante, qui incorporent le cancer de sa femme et son “devenir-cadavre”, à une attirance de plus en plus irrésistible pour Terry (Diane Kruger, également), la soeur jumelle de Becca, dont les corps sont quasiment identiques.
Opposé à toute vision nostalgique et passéiste, Cronenberg double la question universelle et intemporelle du deuil d’une interrogation contemporaine. Comment faire son deuil dans notre société saturée d’images ? Une société où les “traces” de l’être disparu sont démultipliées et où nos données peuvent même servir à le “recréer” virtuellement. Karsh va se pencher vers toutes ses solutions illusoires : diaporamas de photos de sa femme qu’il défile sur sa tablette avant de dormir, modélisation 3D du corps en décomposition de sa bien-aimée accessible sur une application mobile, ou encore Hunny, une Intelligence Artificielle lui servant d’assistante, ayant pris l’apparence (en version animation) et la voix de sa défunte épouse.
Cette accumulation de substituts virtuels peut donner lieu aux sourires sarcastiques de certains spectateurs. Pourtant, le cinéaste canadien me paraît coller de très près à notre réalité, comme en témoigne, par exemple, cet extrait du documentaire sud-coréen Meeting You (2020) captant les “retrouvailles”, via un casque de réalité virtuelle, d’une mère endeuillée avec sa fille de sept ans, morte d’une maladie sanguine :
L’âme n’existe pas
Si la question du deuil est aussi poignante dans Les Linceuls, ce n’est pas étranger à la position singulière de David Cronenberg dans le champ du cinéma d’horreur. En effet, son statut unique au sein de ce genre ne repose ni sur son statut privilégié “d’auteur” défendu par la critique et analysé en profondeur par les milieux universitaires, ni sur l’éclectisme de son oeuvre où se croisent science-fiction (Existenz), biopic (A Dangerous Method) ou encore film de mafia (History of violence, 2005). Non, ce qui le distingue, c’est un refus radical et matérialiste du dualisme corps-âme imposé, entre autres, par la tradition chrétienne. Selon lui, il n’existe ni paradis ni enfer, ni spectres ni résurrections miraculeuses, le corps est l’alpha et l’oméga de son cinéma, le début et la fin de tout.
Ceci explique l’absence de “films de fantômes” dans son œuvre, mais surtout la saveur âpre des Linceuls. En effet, si on arrache toutes les croyances et les superstitions réconfortantes sur une “vie éternelle” de l’âme après la mort du corps, que nous reste-t-il pour faire notre deuil ? De quel idéal peut-on se prévaloir pour accepter la séparation avec l’être aimé ?
L’unique issue devient la galerie de subterfuges et solutions artificielles dans laquelle Karsh plonge à corps perdu. Son deuil restera strictement impossible.
L’Anti-spectacle
Le matérialisme revendiqué par Cronenberg depuis ses débuts, se double depuis un peu plus d’une dizaine d’années d’une seconde grande singularité : un rejet, aux limites de l’ascétisme, de tout spectaculaire. Cela n’a pas toujours été le cas, et tout aussi horrifiante qu’elle était, la transformation physique du Dr. Brundle (Jeff Goldblum) dans La Mouche participait bien à la logique du spectacle hollywoodien. Mais, depuis A Dangerous Method en 2011, une rigidité et une sobriété progressives se sont emparées de son cinéma, laissant moins de place à la fluidité, aux mouvements et aux transformations “expressionnistes” de la chair et plus de place aux corps fixes, aux dialogues théoriques et volubiles, à une forme passive revendiquée. Les films-corps se sont resserrés et transformés en films-cerveaux.
Les Linceuls constitue un aboutissement absolutiste de cette tendance, les scènes de sexe étant ce qui s’y rapprocheraient le plus de scènes d’action. Tout le reste passe soit par les flux volubiles de paroles, soit par écrans interposés. La colonisation du monde réel par le virtuel n’est plus une perspective angoissante d’avenir comme dans Existenz mais bien notre réalité contemporaine. Dans un sens, cette tendance à la désincarnation et à l’anti-spectacle dans l’oeuvre du réalisateur canadien lui permet de se distinguer face à ses deux héritières les plus évidentes, Julia Ducournau (Titane, 2021) et Coralie Fargeat (The Substance, 2024) qui puisent toutes les deux plutôt dans son registre “excessif” et “(dé)monstratif”. D’un autre côté, peut-être qu’une part de ce qui faisait la force de son cinéma à son apogée dans les années 80-90 s’est définitivement perdue. À son meilleur, l’œuvre de Cronenberg échappe à l’équation schématique “signifiant – signifié”, véhiculée notamment par Freud, et correspond plutôt à cette merveilleuse définition du désir par Deleuze et Guattari : “C’est dans l’écroulement général de la question “qu’est ce que ça veut dire ?” que le désir fait son entrée”1. En effet, qui pourrait réduire les explorations télévisuelles de Vidéodrome à un simple commentaire sur la violence à l’écran ? La gémellité troublante des frères gynécologues (Jeremy Irons) de Faux-semblants à une psychanalyse fraternelle ? Ou encore Crash à un essai choc sur les “déviances” sexuelles ? Quant aux Linceuls, il s’agit d’une thèse, certes brillante, sur le deuil dans notre société de l’hyper-visible. Certainement pas le meilleur film du cinéaste, mais probablement un des plus intéressants et stimulants intellectuellement.
- Deleuze et Guattari, L’Anti Oedipe, p.113 ↩︎
Image de couverture © Pyramide Distribution
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L’oeil dans la tombe : Les Linceuls (David Cronenberg
Clinique, aride, dévitalisé… Voilà l’énumération d’adjectifs qui se formait dans mon esprit à la sortie de mon premier visionnage des Linceuls. Le dernier opus de Cronenberg est définitivement macabre, mal aimable et, à en croire les agrégateurs de retours spectateurs, tout aussi mal-aimé. Pourtant, si mon avis initial concordait avec cette réception négative générale, je…