Pour la deuxième fois cette année, un film démarre avec, en ses premières minutes – bien que pas directement –, un corps inerte allongé sur le lit de la maison familiale. Après A son image, c’est cette fois-ci au tour de Miséricorde de frapper le spectateur par un cadavre, d’une manière certes différente mais au principe assez semblable. Plutôt paradoxal – ou ironique, tout dépend de la manière dont vous le prendrez – que de faire de la mort une introduction, une mise en marche. Certes, la manière dont cette dramatisation mortuaire et immédiate diffère dans les deux films, pourtant c’est le même procédé qui permet aux deux films de se mettre en place.
C’est la mort de son ancien patron qui attire Jérémie (Félix Kysyl) dans ce village de Saint-Martial. Ainsi va naître ce nouveau long métrage d’Alain Guiraudie. Le film s’ouvre, caméra embarquée, nous sommes sur une route de montagne et nous nous laissons guider par un conducteur jusque là anonyme, on ne verra d’abord pas sa tête. Pourtant, le cadre est posé, nous voilà dans un espace, tout ce qu’il y a de plus rural : forêt, village. Le décor est infime. Deux maisons, une église et une forêt suffiront à Alain Guiraudie à nous livrer un splendide film. La forêt, lieu de paix, de refuge, de cueillette, devient alors une véritable scène de crime en quelques instants après que Jérémie tue Vincent (Jean-Baptiste Durand) en pleine bagarre. Aussi, le rural semble plutôt se substituer à l’urbain. Plusieurs fois, on entendra parler de Toulouse – Jérémie y vit – mais ce ne sera jamais un sujet de discussion, ni même un lieu exploré par Guiraudie. L’ailleurs, ou l’extérieur à Saint-Martial restera fantomatique, comme inexistant ou imaginaire, renforçant alors cette idée de huis clos grand espace. Se joue, non pas un rejet de l’urbain, mais plutôt une gloire du rural, de la nature, de la proximité qui s’y joue, comme un véritable topos. La scène de bagarre est précédée, comme en introduction, d’une caméra embarquée, cette fois sur la voiture bleue de Vincent. Une construction comme symétrique, s’installe dans Miséricorde : une première caméra embarquée pour introduire, puis une nouvelle – vers la moitié du film environ – qui servira de véritable volta au film. Un dialogue s’installe entre ces deux scènes dont la finalité concorde : la mort, d’abord de l’ancien patron, puis du film.
Au-delà de cette symétrie narrative, Miséricorde joue aussi sur le renversement, en particulier de ses personnages. Chaque personne – ou presque – échappe à la case dans laquelle on l’attribuait initialement : le curé qui confesse, qui apporte et veille au respect de la parole divine, la police qui rétablit. Aucune de ces deux fonctions n’aura lieu. Le curé se confessera directement à Jérémie, qu’il défendra ensuite, et la police ne mettra finalement jamais la main sur la véritable raison de la disparition de Vincent ; on ne parlera pas de mort ici puisqu’elle n’est que très vaguement évoquée par les personnages, comme une idée insensée : après tout, qui aurait envie de tuer Vincent, ce personnage paraissant si grossier et odieux avec quiconque parle de lui ?
C’est dans une ambiance aux airs de film noir que le spectateur prend place, lui qui connaît déjà le tueur, et dans cette atmosphère brumeuse qu’installe la forêt automnale. L’étau se resserre petit à petit autour de Jérémie puisqu’en effet, la proximité ressentie par cette ruralité instaure comme un huis clos grand espace. Preuve en est le nombre infime de personnages, comme dit plus tôt des décors. Il en va là d’un aspect caricatural du rural : tout le monde se connaît, les bruits affluent et, ainsi, les langues peuvent se délier avec la plus profonde efficacité. Jérémie en a d’ailleurs peur, à l’image d’une scène où il est surpris à écouter à la porte de son hôte par un voisin posté sur son balcon. En un instant, un tumulte de questions et d’inquiétudes prennent notre tueur : suis-je suspect ? Que pense-t-il ? Jérémie préfère rentrer.
Remarquez que le désir représente chaque personnage – ou presque – : Walter (David Ayala), Jérémie, Philippe (Jacques Develay), Martine (Catherine Frot). Pourtant cette attirance, jamais ne se concrétise. Elle reste tout de même imitée entre le curé et Jérémie à l’église, pour jouer leur scénario de « couple caché » devant le gendarme. Miséricorde réside alors d’un désir extrême qu’une barrière invisible empêche. De là, nous pouvons penser au court métrage Un chant d’amour réalisé en 1950 par Jean Genet : le désir y est présent entre deux prisonniers dont le seul contact se fait par un minuscule trou dans le mur qui les sépare, ainsi que des soufflettes de fumée. Le désir est assez explicite, passe par la masturbation (ce pourquoi d’ailleurs il fut censuré notamment à New York : lire Jonas Mekas), pourtant rappelons que l’obstacle entre les deux prisonniers est, cette fois, tangible. La force du film de Guiraudie, du côté de ce désir, réside dans le fait que le spectateur s’attend à chaque moment à une consécration, tellement la caméra et les dialogues vont dans ce sens, pourtant jamais nous n’y assisterons. Preuve en est cette scène de fin : Jérémie et Martine dans un même lit, collés. Vincent aurait-il eu raison ? Nous ne le saurons pas, le film prend fin sur ce plan.
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