En 1952, John Huston réalise Moulin rouge, tiré du roman éponyme de Pierre La Mure, publié au même moment. Le film retrace la vie du peintre français Henri de Toulouse Lautrec, issu d’un milieu aristocratique mais condamné à l’infirmité suite au développement d’une maladie génétique vraisemblablement due à la consanguinité entre ses deux parents. Présent à Paris dès l’adolescence, Toulouse Lautrec décide très tôt de vivre pour son art et devient l’artiste privilégié de la vie nocturne parisienne, des cabarets et des milieux populaires. 

Le film commence sur les chapeaux de roue et illustre ce qui fait l’essence du travail de Lautrec : un spectacle de French Cancan dans l’illustre Moulin Rouge. Nous découvrons sous les yeux d’une classe bourgeoise médusée le déhanché libéré et provocateur de Jane la Goulue et le pas désarticulé de Valentin le désossé.  Sous le rythme effréné du Galop infernal d’Offenbach, l’artiste esquisse d’un geste nerveux et inspiré ce qui deviendra l’affiche publicitaire du Moulin Rouge et ce qui permettra à Toulouse Lautrec d’accéder à la reconnaissance. Aussi, la discussion de l’artiste avec l’une de ses muses, la magnifique danseuse Jane Avril (Zsa Zsa Gabor), dont les poses et le sourire rappellent là aussi les lithographies de l’artiste, annoncent un film inspiré, dont les couleurs et les lumières évoquent régulièrement l’œuvre de l’artiste. 

Puis arrive la fin du spectacle. Les lumières s’éteignent, le silence tombe. Et l’artiste est seul. C’est alors qu’est dévoilé le drame de toute sa vie : sa petitesse, sa « monstruosité ». En effet, le film de Huston a pour ambition de représenter les tourments de l’artiste et son désespoir face à sa différence. 

L’univers pictural des œuvres de Toulouse Lautrec est magnifiquement recréé. Le film est formellement travaillé comme une peinture de Lautrec. Les lumières artificielles, les tons poudrés, les costumes, le bouillonnement des nuits parisiennes et des cabarets, le film mérite entièrement les oscars gagnés pour les décors et les costumes. Cependant, cette beauté formelle ne suffit pas et il manque quelque chose. Certes nous découvrons l’artiste assis à son chevalet lorsqu’il peint son amante, nous le voyons parfois croquer une danseuse ou un cheval, et nous assistons avec plaisir à la production de ses lithographies, mais cela prend une place secondaire dans le film. Ses œuvres sont visibles car accrochées dans son atelier et illustrées par un dialogue assez formel et très sérieux entre lui et sa mère. Et nous avons parfois la possibilité de voir un sympathique diaporama d’œuvres, indiquant simplement que l’artiste vit une période féconde. Mais le processus créatif de Toulouse Lautrec et son esprit bouillonnant ne sont pas le cœur de l’œuvre d’Huston. 

La première partie du film est consacrée à sa relation toxique avec la prostituée Marie Charlet. Une relation qui les enferme tous deux dans l’appartement-atelier de Toulouse. Une seule sortie, dans un restaurant guindé où Toulouse est immédiatement reconnu, le serveur lui indiquant que son « père Monsieur le Comte » est venu dîner chez eux précédemment. Marie est visiblement mal à l’aise tandis que Toulouse lui demande d’un air paternel si elle a déjà bu du champagne nature. Elle finit par le quitter en l’insultant, refusant manifestement de se transformer en femme du monde, ce que semblait souhaiter l’artiste.  

Toute cette partie, que ce soit les dialogues, les disputes ou le mal-être permanent de Toulouse, tout tend à accentuer cette souffrance due à sa difformité. Véritable obsession du film, Toulouse est montré comme un personnage totalement dépressif, ne sortant que très peu de chez lui, condescendant avec ses amis et confrères et allant jusqu’à la tentative de suicide. 

La souffrance et les tourments de l’artiste sont bien réels. Mais là où le film montre ses limites, c’est qu’il ne montre que ça, sans offrir de vision plus nuancée et plus riche de la personnalité complexe de l’artiste. Henri de Toulouse Lautrec fut bien un homme alcoolique, tourmenté et parfois autodestructeur. Mais il n’était pas que ça, cet homme désespérément en mal d’amour et s’enfermant chez lui car écrasé par sa souffrance et sa laideur. Toulouse Lautrec était  un artiste profondément moderne, drôle, et surtout vivant. Adepte de pitreries et d’autodérision, c’est un homme qui se prend en photo nu avec le boa de Jane Avril, se déguise en femme, qui aime (toutes) les femmes, et notamment les prostituées, mais sans en être forcément abusé. L’artiste vit dans les maisons closes et les représente dans leur quotidien, sans fard, sans mise en scène, dans leur entièreté. Le sujet est en soi scandaleux pour l’époque (nous sommes juste trente ans après Olympia de Manet dont il est l’admirateur), mais brille aussi par la délicatesse de ses représentations. Toulouse Lautrec ne juge pas, il montre avec honnêteté des femmes qu’il connaît et côtoie dans leur quotidien, qui se reposent, se lavent, vivent loin du spectacle. Il est le peintre de leur humanité. Il aime représenter les marginaux car ils sont le reflet de son imperfection. Mais il a aussi à cœur de capter l’instant, le vrai, le bouillonnement du spectacle et des milieux populaires. Il s’éloigne des modèles rigides et guindés de l’aristocratie, milieu dont il est issu, par souffrance, sans doute, par peur d’être moqué certainement, mais aussi par goût pour le sulfureux, pour le singulier, et parce qu’il était en avance sur son temps.  

C’est donc ici que le film devient bancal. Tous les personnages féminins du film issus du milieu populaire ou du spectacle sont décrédibilisés : la prostituée vénale, malhonnête et méprisante, les danseuses grossières et hystériques, la chanteuse de cabaret égocentrique et superficielle. Toulouse fait figure d’intelligence et de paternalisme, entouré de toutes ces créatures faibles mentalement et en proie à leur condition de femme – populaire. Manifestement deux tares aux yeux du réalisateur. Les seules femmes épargnées par l’œil du John Huston et qui gardent leur dignité sont issues d’un milieu aisé, à savoir la mère de l’artiste et la figure fictive de Myriamme dans la deuxième partie du film. 

Myriamme, incarnation de la vertu et de la sagesse, fait contrepoint à la vulgarité de Marie. Chez Maxim’s, celle-ci refuse calmement de danser (au contraire de la légère Jane) pour faire doucement la leçon à l’artiste sur le fait qu’il boit pour oublier, comme son père alcoolique autrefois. Issue d’un milieu populaire elle aussi, elle est l’antithèse de Marie, travaillant dur toute sa vie mais gardant sa vertu, prête à sauter un repas pour pouvoir s’offrir une œuvre de Toulouse Lautrec. Mais son milieu social est bien flou car celle-ci est tout du long représentée comme issue d’une classe sociale élevée, portant des tenues de luxe et habitant un « modeste » habitat pourtant richement décoré. Surtout, elle est calme, distinguée, polie. Elle est un idéal intellectuel et moral, ce qui charme Toulouse qui la considère comme son égal. Elle va jusqu’à prôner que la beauté ne fait pas tout … hélas celle-ci va pourtant quitter Toulouse pour un autre homme qui promet de l’épouser. Un homme bien plus beau. C’est cette dernière rupture qui, dans le film, achèvera notre pauvre dandy mal aimé. Celui-ci s’écroule et finit dans une misère affective absolue, noyant définitivement son malheur dans l’alcool. Le pathos est à son comble. Toulouse est rejeté de tous et même du tenancier du bar. L’alcoolisme et la dépression ont raison de l’artiste qui meurt, finalement auréolé de gloire et s’éteignant, entouré des fantômes du Moulin Rouge.  

Moulin Rouge est une œuvre sublime formellement par ses costumes, ses lumières, sa restitution fidèle du Paris des années 1890 et des figures artistiques qui la composent. Mais ce n’est, à mon sens, pas un grand film car il trahit l’esprit – tourmenté certes – mais aussi profondément libéré, provocateur et moderne. Artiste mal dans sa peau sans doute, torturé certainement, mais un homme qui a vécu et a fumé la vie avec art et scandale. Moulin Rouge bafoue ce qui fait l’essence de l’œuvre d’Henri de Toulouse Lautrec, une célébration tour à tour joyeuse et intime des marges de la société, et nous incite surtout à avoir pitié de lui. 

A qui la faute ? John Huston serait-il un homme de son temps ? Ou a-t-il été soumis à un Hollywood soumis au code Hays ? La morale est partout, ce qui est un comble pour traiter de la vie d’un homme qui faisait de l’immoralité un art. Il est donc important de noter qu’à sa sortie, ce film fit scandale, ne serait-ce que pour l’affiche où Zsa Zsa Gabor (Jane Avril) exhibe une jambe initialement « en partie » dénudée. Moulin Rouge fut interdit par l’American Legion, perçu comme décadant, prétextant une immoralité inacceptable, trouvant trop d’excuses à un artiste plongé dans l’alcool et adorant les prostituées. Si à nos yeux le film transpire le moralisme et trahit l’esprit de l’artiste, cela n’était pas le cas lorsque le film est sorti. Moulin Rouge est une œuvre de son époque, oscillant entre un hommage probablement sincère envers un grand artiste du siècle passé, mais malheureusement maladroit car il porte le regard daté du réalisateur et est victime du climat culturel et idéologique de l’Amérique des années 50. 


Image de couverture © Splendor Films


  • MOULIN ROUGE, John Huston, 1952 : Un beau film mais un portrait manqué. 

    MOULIN ROUGE, John Huston, 1952 : Un beau film mais un portrait manqué. 

    En 1952, John Huston réalise Moulin rouge, tiré du roman éponyme de Pierre La Mure, publié au même moment. Le film retrace la vie du peintre français Henri de Toulouse Lautrec, issu d’un milieu aristocratique mais condamné à l’infirmité suite au développement d’une maladie génétique vraisemblablement due à la consanguinité entre ses deux parents. Présent…