Après l’excellente rétrospective ayant pris place sur nos écrans de 8 films en 2022, Pier Paolo Pasolini, immense cinéaste italien, a le droit à la restauration de Porcherie, par Malavida.  Il s’agit du neuvième film de Pier Paolo Pasolini, sorti un an après Théorème, un de ses chefs d’œuvre. Il critiquait déjà amèrement une bourgeoisie qu’il tient pour responsable de l’écervellement des classes populaires. L’impossibilité d’accès aux moyens de production était conjointe à l’impossibilité d’accès à l’art, et donc au beau. Pour un esthète comme Pasolini, les deux relèvent de la même gravité et conduisent à l’exploitation.

Porcherie n’est pas en reste sur la question bourgeoise. Le cinéaste italien décide de forcer le trait de la description sommaire de ses conditions matérielles de vie. Il ne tarit pas de plans larges, voire d’ensemble sur le château de cette famille. Résidence dont l’intérieur est assez dépeuplé de mobilier, rendant les personnages absolument libres dans l’espace, ne subissant pas de contrainte dans leur corps. Pasolini enfonce le clou avec tous ces plans où les personnages se font face, ou des champs contre-champs symétriques, transformant ses décors en une sorte de maison de poupée dans laquelle les personnages évoluent selon son bon vouloir. C’est peut-être de la mise en scène que provient leur constriction. Pourtant, ils s’échappent par le langage. Construit en deux histoires également réparties en durée, la partie prenant en charge le récit des bourgeois est surtout faite de dialogues entre eux, où le cinéaste a décidé d’insérer sa dialectique. Les dialogues en question, par exemple entre Julian (Jean-Pierre Léaud) et Ida (Anne Wiazemsky), se construisent autour de grandes questions. Amoureuses ici, puisque les deux ne se mettent d’accord sur rien concernant leur relation. On ne va jamais se demander qui va acheter le pain, mais plutôt avancer des arguments d’une grande philosophie. On les trouve absolument ridicules en première lecture, mais sommes obligés de reconnaître que ces bourgeois sont dépositaires de deux puissances au moins : le savoir et la rhétorique.

La puissance du verbe comble les grands espaces de Pasolini. Les mots sont les agents agissants du bourgeois pasolinien. C’est là qu’on a le droit de se gausser. Mais notre rire s’affermit dans un second temps, puisque les jeux verbaux ne sont pas dénués d’une grâce. Plus tard, nous apprenons que cette famille est nazie. C’est là que l’on peut valider l’usage du qualificatif de subversif concernant Pier Paolo Pasolini. Il reconnait la puissance de son ennemi le plus féroce : le bourgeois nazi. Il faut tout de même reconnaître une nouvelle fois qu’il ne va pas non plus le traiter avec le dos de la cuillère, notamment quand il révèle un des fantasmes particuliers de Julian : manger des cochons. La métaphore du film est vite expédiée, sur cette porcherie tant matérielle que morale et intellectuelle que dresse Pasolini dans son film.

Conclure ici serait souligner que le film est un millésime bien classique de la filmographie du cinéaste, qui semblerait bégayer dès 1969. Mais cette histoire de nazis se chevauche avec un autre récit, celui de cannibales au Moyen-Âge, arrêtés puis mis au pilori. Cette double-facette du film nous fait voir à quel point Pasolini est un expérimentateur. Peu dans la forme, mais plutôt dans la valeur discursive du film. Cette deuxième histoire ouvre beaucoup plus d’espaces pour l’imagination du spectateur qu’elle ne tranche de questions préposées. La démiurgie que l’on pouvait lui prêter suite à ce que nous avons écrit sur les marionnettes s’annule au regard de cette partie. En effet, tous les parallèles peuvent être faits entre les deux histoires, que l’on peut d’ailleurs décider de séparer totalement. Mais on ne se refait pas, et Pasolini a, semble-t-il, simplement voulu, parmi tous les parallèles, souligner que ces cannibales barbares ont la même voracité que cette bourgeoisie qui accumule et détruit. Cette interprétation encore une fois bas de plafond, parce que crue voire scabreuse, est renforcée par les fantasmes de Julian. Pasolini est peut-être ce petit malin qui dans son expérimentation revient à ses critiques primaires mais savoureuses.Les quelques seuls faits que l’on peut tirer de cette division du film sont finalement à mettre au regard de sa filmographie. Se retrouvent chacun dans une partie certains motifs de son cinéma, à savoir la critique de la bourgeoisie, mais aussi ces films d’époque, qui ont parfois été d’une grandeur incomparable comme L’Evangile selon Saint Matthieu (1964). Ce découpage lui permet de travailler les motifs, comme une sorte de potier qui changerait ses formes à mesure de son imagination. Une des grandes qualités de Pasolini a été, malgré son côté prolifique, de toujours revoir ses formes, et d’éviter la stagnation.


Version restaurée, le 5 mars 2025 au cinéma (Malavida films)


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