Depuis des temps immémoriaux, les Hommes vénèrent les dieux et idolâtrent d’autres hommes comme tels, parfois jusqu’à sacrifier leur propre existence. Quel est le sens de tout ça ? Y en a-t-il seulement un ? Ce sont les questions que pose Andreas Eschbach, chef de file de la littérature SF allemande, avec son premier ouvrage, Des milliards de tapis de cheveux, dont il a rédigé une première nouvelle alors qu’il n’était encore qu’étudiant.
Sur une planète lointaine, une caste d’hommes s’adonne toute leur vie à une œuvre unique : un tapis réalisé uniquement avec les cheveux de leurs femmes et concubines, dans le but d’orner le palais de l’Empereur. L’Empereur, cet être magnifique, âgé de dix mille ans, sans lequel les étoiles cesseraient de briller. Il est le centre du monde autour duquel cette planète tourne mais aussi, nous l’apprenons plus loin dans le roman, des millions d’autres planètes. Son pouvoir s’étend à l’infini et semble éternel. Et si certains osent professer qu’il est mort, renversé par des rebelles, ceux-là seront directement pendus ou lapidés pour hérésie. Car si c’est bien la Vérité que le lecteur recherche ici, les peuples adorateurs la renient ou la rejettent.
L’œuvre d’Eschbach est un roman-choral, ou plutôt une sorte de recueil de nouvelles : chaque chapitre explore, de manière indépendante, une situation, un personnage et son histoire de vie. Tous sont reliés, de près ou de loin via le culte de l’Empereur. Chaque situation se révèle être le nœud d’un tapis dont nous percevons le dess(e)in final au tout dernier chapitre du roman. Et ce dessein est tout sauf spirituel, éclatant ou politique. Il est tragique, ridicule et illustre à lui seul tous les travers de la nature humaine.
Qui sont ces fameux peuples décrits dans le roman ? Tous vivent sur des planètes désolées, où la chaleur est étouffante et l’odeur répugnante. La pauvreté est partout, il est difficile de se sustenter. Et chaque société est exclusivement organisée autour du culte de l’Empereur et du commerce de ces tapis, fruit du travail de toute une vie, réalisé nœud après nœud, jour après jour. Les tisseurs remplissent leur devoir avec dévotion et servilité, peut-être même avec foi ? Remplacez le mot « empereur » par « dieu», le livre fonctionnera tout aussi bien. Mais est-il réellement question de spiritualité ici ? Les pages se tournent, les chapitres défilent, et à aucun moment nous ne ressentons cette méditation, ce retour en soi-même qui nourrit le principe même de la spiritualité. En revanche, nous voyons se dessiner les caractéristiques d’une religion dogmatique, avec ses règles et ses interdits, nourrie par l’obéissance et la crainte envers un être supposément supérieur. Nous découvrons alors un père prêt à sacrifier son fils pour perpétuer les traditions ancestrales, le désespoir profond d’un homme lorsqu’un incendie détruit son tapis de cheveux, ou encore un rebelle venant d’une autre galaxie, emprisonné comme hérétique pour oser déclarer l’impensable (la mort de l’Empereur). Les destins de chaque personnage sont prédéterminés par ce fameux culte divin. Les fils de tisseurs seront tisseurs à leur tour, les flûtistes abandonnent leur carrière pour finir leur vie sur des vaisseaux impériaux, les collecteurs d’impôts fouillent les maisons pour servir l’Empereur. Les choses sont écrites, et gare à celui qui voudrait transgresser ces règles absolues. Chaque situation est différente, chaque personnage la vit différemment, et nous vivons à travers eux un panel d’émotions allant de la foi aveugle et l’idolâtrie jusqu’au désespoir de voir son existence cadenassée, tel le flûtiste Piwano, déserteur au péril de sa vie.
Loin de s’essouffler, le roman nous amène toujours plus loin dans ce recueil de l’absurde et nous tient en haleine jusqu’au tout dernier chapitre où nous apprenons enfin les origines de cette tradition de tissage. Nous délaissons alors l’obscurantisme pour entrer dans le domaine du ridicule et de la folie pure, la folie amenée par le pouvoir. L’épilogue conclut le roman de manière à la fois simple et tragique en reprenant l’histoire de vie d’un tisseur. Une vie cette fois sans Empereur. La boucle est bouclée, et nous ne pouvons que compatir face au drame intérieur que vit le pauvre homme.
Avec Des milliards de tapis de cheveux, Eschbach dénonce des vérités tragiques sur notre société, d’abord par un mélange des genres littéraires, car outre les chapitres qui se déroulent à bord de vaisseaux, le lecteur a la sensation d’être plongé au sein d’une ancienne civilisation asservie et ravagée par l’obscurantisme. Nous comprenons le processus d’anéantissement des cultures afin de mieux asservir les peuples, processus régulièrement utilisé par n’importe quel fou désireux d’asseoir son pouvoir. Et cela n’appartient pas qu’au passé, la preuve en est avec le régime nazi ou encore Daesh avec ses multiples campagnes de destruction patrimoniales au Proche Orient.
Des milliards de tapis de cheveux n’est pas un unicum, Andreas Eschbach a procédé de la même manière avec le diptyque Jésus Vidéo et sa suite L’affaire Jésus : ces deux romans adoptent la forme de thrillers, mais nous restons néanmoins bien dans l’univers de la SF puisque les livres traitent de voyage dans le temps. En pleine campagne de fouilles à Jérusalem, un archéologue découvre une tombe vieille de deux mille ans avec un camescope, qui n’existe pas encore. La question que se pose le protagoniste est la suivante : qu’est-ce qu’un homme voyageant deux mille ans dans le passé pourrait faire et filmer avec un camescope ? Avec ce fabuleux diptyque, l’auteur dénonce le fanatisme religieux et ce qu’il nomme « les Fous de Dieu ».
Andreas Eschbach reçut, non sans surprise, le Grand prix de l’Imaginaire pour ce roman. Une œuvre mélancolique et empreinte de philosophie, dressant un portrait sans concession de notre rapport au pouvoir et à la religion, que la citation de John Emerich Dalberg illustre à la perfection : « Le pouvoir rend fou, le pouvoir absolu rend absolument fou ».
Des milliards de tapis de cheveux est un roman d’Andreas Eschbach, publié en 1995 et disponible aux éditions L’Atalante : ICI (cliquer)
-
Astérix et Obélix : Le Combat des chefs – Une adaptatix aux petits oignius
Après une première adaptation de l’univers de René Goscinny et Albert Uderzo avec Astérix et Obélix : Mission Cléopâtre, Alain Chabat (Accompagné de Benoît Oullion et Pierre-Alain Bloch) revient dans l’univers des irréductibles gaulois avec une adaptation cette fois-ci en animation de l’album Le Combat des chefs (1966). Annoncée il y a déjà cinq ans,…
-
Espérance dualiste : (Posthume) – Ghassan Salhab
À la fois auteur de deux ouvrages, Fragments du Livre du naufrage (2012) et À contre-jour (2021), de divers textes dans des sites ou revues spécialisées, la raison de la présence de Ghassan Salhab à l’édition 2025 du Cinéma du Réel est bel et bien pour son activité cinématographique. Si nous avions récemment pu découvrir…
-
Little Jaffna – Lawrence Valin
Little Jaffna, film de Lawrence Valin, raconte l’histoire de Michael, un jeune policier qui cherche à infiltrer le quartier de « Little Jaffna » à Paris pour y stopper les détournements de fond qui y sont faits au profit d’un groupe de rebelles sri lankais réclamant l’indépendance depuis les années 80. Michael, d’origine sri lankaise…
-
Beck, des palmiers dans l’espace – Pauline Guedj
J’ai eu la chance de découvrir – que dis-je, de dévorer – l’ouvrage de Pauline Guedj Beck, des palmiers dans l’espace. Journaliste et anthropologue, l’autrice travaille avec plusieurs médias français et américains et propose régulièrement des articles et essais sur la littérature, le cinéma et la musique. Proposant dans ses textes une réflexion sur l’art…
-
Un médecin pour la paix – Tal Barda (2025)
Documentaire biographique sur le Docteur Izzeldin Abuelaish, Un médecin pour la paix (I Shall Not Hate) retrace la vie et le combat pour la paix d’un médecin palestinien ayant perdu trois filles et une nièce lors du bombardement de sa maison en 2009 par l’armée Israélienne à Gaza. Le film de Tal Barda prend le…
-
Interview Tal Barda – Un médecin pour la paix
Arthur Polinori : Je sais que vous avez rencontré le docteur en 2018, est-ce que vous connaissiez son travail avant cette rencontre ? Tal Barda : Oui je connaissais son travail et son livre. Ma sœur est avocate de droit humain et elle est très active au sein des organisations pour la paix. Comme de…
-
TRÉSORS SAUVÉS DE GAZA – INSTITUT DU MONDE ARABE (jusqu’au 2 novembre 2025)
Présente à l’Institut du Monde Arabe afin de rencontrer Tal Barda à l’occasion de la présentation du film documentaire Un médecin pour la paix, œuvre relatant le combat de l’honorable docteur Izzeldin Abuelaish, il fut tout naturel que ma prochaine étape serait la magnifique et poignante exposition consacrée aux trésors du patrimoine gazaoui. Les œuvres…
-
Oldforest – Pierre-Yves Touzot
Le nouveau roman de Pierre-Yves Touzot s’inscrit dans une double continuité, celle de l’œuvre de l’auteur, et une autre plus large qui est celle des œuvres cryptiques qui invitent à se perdre. La première est bien évidemment le fruit du travail de toute une vie pour cet écrivain, qui à parcouru le monde et les…
-
Toxic – Saulė Bliuvaitė (2025)
Le cinéma d’Europe de l’Est s’est souvent prêté au jeu du film d’enfance ou traitant de l’adolescence permettant, durant la Guerre Froide, par ce regard naïf et innocent qui en découle, de critiquer le régime soviétique par un biais différent. Le cinéma lituanien n’est pas exempt d’excellents films sur le sujet, et les réalisateurs Algirdas…
-
Jeunesse – Les tourments
Le film s’ouvre, avec ces bâtiments qui semblent se toiser dans lesquels hommes et femmes, tous ouvriers, ne cessent, jour et nuit, de coudre, dans une ambiance carcérale. La marchandise dit l’état de la production. Les ouvriers, ignorés occultés, en racontent l’évolution et l’histoire. Les mécanismes qui rendent cette production possible sont relégués au rang…