Peut-on rire de l’absurde sans sombrer ? C’est ce que propose d’analyser Hendy Bicaise dans son essai Seinfeld, Fini de rire. Un titre pour le moins étonnant lorsqu’on connaît cette sitcom terriblement drôle, qui raconte les petits riens du quotidien de quatre amis  : l’humoriste Jerry Seinfeld, Elaine, Kramer et George. Créée cinq ans avant Friends, Seinfeld connaît un succès mondial, plébiscitée autant pour son format original — chaque épisode s’ouvrant et se refermant sur un sketch de Jerry — que pour son humour incisif, porté sur les détails les plus anodins de l’existence.

Outre ce titre déconcertant (mais ô combien pertinent), ce qui m’a frappée, c’est cette couverture au graphisme minimaliste et à la ligne pure. Les quatre amis y sont représentés dans un diner, une composition qui reprend directement Nighthawks du peintre Edward Hopper (1942), incarnation de la solitude et de l’aliénation dans l’Amérique du XXe siècle.

Et si finalement, c’était ça, Seinfeld ?

Hendy Bicaise propose une analyse psychanalytique de la série et des névroses de ses personnages, le tout saupoudré de réflexions philosophiques. À travers Jerry, George, Elaine et Kramer, c’est nous-mêmes que nous interrogeons, avec nos propres tourments. L’idée principale de la série est simple : mieux vaut rire que pleurer. Autrement dit, cette sitcom reconnue pour son humour est aussi une réflexion sur la misère intérieure qui nous habite, et sur la manière d’en rire pour mieux l’exorciser. En 1670, Blaise Pascal l’annonçait déjà : « La seule chose qui nous console de nos misères est le divertissement… ».

Durant neuf saisons, Jerry Seinfeld et son acolyte Larry David proposent un format original pour l’époque, où la vie des personnages est décrite dans toute sa trivialité. Seinfeld parle des petits riens de l’existence, une vision du quotidien qui tranche radicalement avec les sitcoms des années 90. Surtout, tandis que Friends, par exemple, est une véritable ode à l’amitié, Seinfeld s’en démarque par un cynisme décomplexé et une règle d’or : no hugging, no learning — pas de câlins, pas de morale. Ici, pas de tendresse, pas de leçon de vie : les personnages n’apprennent rien de leurs expériences et n’ont aucune intention d’évoluer. Le ton est donné : nous entrons dans l’univers le plus trivial et le plus intime de quatre individus névrosés et tourmentés par la finitude de leur existence. Ce « presque rien » devient ici œuvre d’art, reprenant la philosophie de Vladimir Jankélévitch, pour qui l’intime et l’infime peuvent revêtir une importance inouïe à condition d’y prêter attention.

Le rapport à la mort, et toutes les angoisses existentielles qui en découlent, forment un sous-texte permanent dans la série. Épisode après épisode, les réparties acerbes et les situations grotesques dévoilent la part d’ombre des personnages et leur misère intérieure. Tous ont des démons, tous ont des fêlures, et surtout, chacun utilise l’autre comme un outil pour ne pas sombrer. Nous sommes loin des amitiés sincères et désintéressées prônées par Cicéron. Jerry, Elaine, George et Kramer sont ensemble parce qu’ils ont besoin les uns des autres. Être ensemble, c’est ne pas être seul.

Seinfeld se teinte alors d’une coloration ironique, qui nous fait rire des vicissitudes de la vie. En riant de leurs péripéties, nous rions de notre propre misère existentielle. Seinfeld fait rire, oui — mais c’est une série terriblement sombre. Et c’est de cette noirceur que nous devons rire, de manière cathartique, pour exorciser nos propres démons. Les personnages ne sont pas bienveillants, ils manquent profondément d’empathie, se moquent du malheur des autres… et pourtant, nous rions de bon cœur avec eux. C’est peut-être là que réside le paradoxe : Seinfeld est étonnamment saine parce qu’elle est profondément lucide. Jerry, Elaine, Kramer et George sont nos doubles salvateurs : en assumant pleinement leur obscurité intérieure, ils nous aident à rationaliser nos propres névroses. Nous nous reconnaissons dans cette trivialité, ce quotidien du rien, ce vide ordinaire qu’ils vivent — avec nous et pour nous.

L’essai d’Hendy Bicaise brille d’intelligence. La philosophie est partout, tout autour de nous. L’auteur nous invite à regarder cette sitcom avec plus de sérieux — et à accueillir la vie avec plus de philosophie, sous le regard de Nietzsche, de Hegel ou de Jankélévitch.

À travers cette série, nous exorcisons le vide de notre propre existence et sa morosité potentielle. Avec sagesse, elle nous enjoint à rire de nos travers et de notre propre mort intérieure. Seinfeld n’est pas triste, elle est un médicament contre le soleil noir de la dépression, contre ce “gouffre béant” qui nous menace parfois, comme le confesse Jerry. Soyons des Pagliacci, des clowns tristes et tragiques ! Et surtout, acceptons d’être humains. La vie n’est pas rose, mais peut-être vaut-il mieux s’en amuser. Alors, haut les cœurs, séchez vos larmes, et riez !

La vie est courte, et rien ne vaut le rire. Car après tout, nous ne sommes rien de plus que des « gouttes de pluie sur un pare-brise… »


Seinfeld, fini de rire est un livre édité par Playlist Society, disponible ICI


  • Seinfeld, fini de rire

    Seinfeld, fini de rire

    Peut-on rire de l’absurde sans sombrer ? C’est ce que propose d’analyser Hendy Bicaise dans son essai Seinfeld, Fini de rire. Un titre pour le moins étonnant lorsqu’on connaît cette sitcom terriblement drôle, qui raconte les petits riens du quotidien de quatre amis  : l’humoriste Jerry Seinfeld, Elaine, Kramer et George. Créée cinq ans avant…