J’ai eu la chance de découvrir – que dis-je, de dévorer – l’ouvrage de Pauline Guedj Beck, des palmiers dans l’espace. Journaliste et anthropologue, l’autrice travaille avec plusieurs médias français et américains et propose régulièrement des articles et essais sur la littérature, le cinéma et la musique. Proposant dans ses textes une réflexion sur l’art comme reflet d’une société, Pauline Guedj nous offre ici une vision assez unique de l’artiste, loin des biographies classiques : l’œuvre de Beck comme étant le fruit d’une époque et d’un lieu précis, Los Angeles. En effet, bien plus qu’un simple essai sur l’artiste, Pauline Guedj nous permet de le découvrir sous un angle plus profond en nous éclairant, chapitre après chapitre, sur les multiples influences culturelles et urbaines qui ont façonné son esprit et imprégné son œuvre.

Beck c’est d’abord Loser en 1993, cette chanson mondialement connue, devenue malgré lui l’hymne de toute une génération, désabusée, cynique et indifférente face au monde qui l’entoure et qu’elle découvre au sortir de l’enfance. Beck, qui a alors 23 ans et le visage encore adolescent, incarne malgré lui la figure du Slacker. Car ce que raconte l’artiste ici, c’est une blague sur sa propre incapacité à rapper. C’est une histoire d’humour oui, mais un humour traversé de sérieux, qui porte déjà l’ADN de son travail, ce mélange de blues, folk, hip hop, rock et rap (entre autres), traversé par la notion de performance. Beck, c’est quatorze albums et une explosion d’univers. L’artiste mélange les genres avec une précision d’orfèvre pour créer son propre style à lui, tout un patchwork d’influences musicales. Un « collage » maîtrisé et permanent qui montre son amour et sa connaissance parfaite de la musique. 

Cet art du collage et ce paradoxe permanent qui marquent l’œuvre entière de Beck est le fruit d’une éducation artistique où raisonne l’esprit Fluxus grâce à son grand-père, Al Hansen, qui a fréquenté George Maciunas (le fondateur du mouvement), John Cage et Roy Lichtenstein. Fluxus, c’est le non-art dans le sens où tout est art. Exit l’art sacralisé, les artistes laissent place au hasard et à la spontanéité, à une liberté d’esprit et un rejet des frontières. Les actions sont directes, participatives, laissant une place importante aux performances. C’est un art contemporain qui a touché toutes les formes d’art dans le monde entier (citons en France le regretté Ben, connu de tous pour ces « écritures » et son art de l’idée, mort à Nice cet été). Très influencé par cet esprit, Beck est tout ceci à la fois. À travers ses albums, depuis Odelay (1996) jusqu’à Hyperspace (2019), Fluxus est partout, dans chaque son, dans le mélange savant des genres, dans cet art du sampling, dans ce goût pour l’absurde, mais aussi dans la façon directe de faire participer les auditeurs : à eux de façonner la pochette de The information (2006) grâce aux stickers proposés dans le livret, à eux de personnaliser leur tee-shirt dans le hall du Madison Square Garden durant la tournée du même album. Il ne s’agit plus d’être passif mais de participer directement à l’acte de création, en passant par le happening, ce qui nous plonge dans l’esprit Fluxus. 

Beck, c’est aussi une ville : Los Angeles. Loin du cliché glamour et hollywoodien des quartiers ouest, le jeune homme grandit dans les quartiers défavorisés, à l’Est de la cité, dans des zones touchées par les guerres de gangs et le trafic de drogue. Mais, l’artiste le dit lui-même, son enfance fut pauvre mais heureuse car très riche culturellement. Car les quartiers Est sont aussi un profond bouillonnement culturel où se côtoient un esprit artistique très libre et diverses influences latines qui nourrissent l’esprit du jeune homme et marqueront son œuvre dans les sons comme dans les paroles. Los Angeles est aussi une ville qui n’aurait pas dû être là, une oasis dans le désert, un « mirage » comme aime l’appeler Beck, qui va à l’encontre des lois de la nature. Un prédateur énergétique sur la faille de San Andreas. Pour cette raison, et en parallèle des catastrophes naturelles qui se multiplient dans le monde et dans cette région, Hollywood voit fleurir une multitude de films où L.A. est la scène de catastrophes en tous genres (Volcano, The Crow : La cité des anges, Independence Day …) Cette angoisse de fin du monde imprègne la culture de la ville, Beck ne fait pas exception. Ses textes font régulièrement écho à la misère sociale, à de profondes inégalités, ainsi qu’à son angoisse de la mort et de la fin du monde. Beck le dit lui-même : « il est plus facile d’écrire sur quelque chose qui s’effondre que sur des choses qui sont belles et parfaites. C’est la nature de la création. Dès qu’une chose est aboutie, elle commence immédiatement à s’abîmer. C’est la première loi de l’univers ». Grâce à des albums comme Golden Feelings, l’artiste nous fait part de son mal être, de ses angoisses et de sa vision du monde. Mais loin d’être un artiste engagé, il préfère fédérer ses auditeurs par la sensation, l’émotion et la poésie. Il y a quelque chose de spirituel dans son art, en voulant nous toucher droit au cœur. 

J’ai dévoré ce livre. Le découpage chapitré et raisonné de l’ouvrage de Pauline Guedj amène à une lecture extrêmement fluide et débordante d’informations sur l’univers du Los Angeles des années 1980 et le bouillonnement artistique du New York des années 1960, de Fluxus à la Factory d’Andy Warhol. L’autrice  livre bien un essai anthropologique, qui ne se contente pas de « parler » de Beck, mais étudie la manière dont s’est façonnée son œuvre, influencée par les divers mouvements sociétaux, artistiques et urbains de la fin du XXème siècle.

L’ouvrage de Pauline Guedj est à mon sens essentiel pour comprendre le travail de Beck et y apporte un regard neuf. L’art est le reflet des mentalités. Beck, lui, fait la synthèse de l’art du XXème siècle. « Ceux qui pensent qu’il est sérieux ont tort, ceux qui pensent qu’il ne l’est pas ont tort aussi » : Beck est tout et son contraire. Absurde et poète, spontané et méticuleux, héritier de Fluxus, enfant du siècle passé, Beck traverse le temps et permet, par sa grande liberté, de toujours se renouveler.


Beck, des palmiers dans l’espace est un livre de la journaliste et anthropologue Pauline Guedj paru chez Playlist Society : cliquez ICI


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